Entre prés et forêts : l’empreinte durable de l’agriculture et de la sylviculture dans la Vôge

27/05/2025

Un territoire mosaïque, tissé de champs et de bois

Au sud-ouest du massif vosgien, la Vôge apparaît comme une transition entre montagnes et plaines, alternant vallées humides, forêts profondes et parcelles cultivées. De l’époque médiévale à aujourd’hui, ce paysage s’est modelé sous l’action patiente des activités agricoles et forestières, qui ont façonné l’environnement autant que la vie des habitants. Cette relation intime, viscérale parfois, est à la fois celle du travail quotidien et d’une adaptation constante aux ressources offertes par la nature.

La Vôge agricole : une histoire de bocages, de prés et d’innovation silencieuse

Des terres humides, un terroir singulier

Ce n’est pas par hasard si le terme « Vôge » viendrait du gaulois vogesus, là où l’eau abonde. Les sources et ruisseaux omniprésents, les sols parfois lourds et argileux, ont imposé à l’agriculture locale une dominante herbagère. L’élevage bovin (race montbéliarde, abondance puis charolaise) s’est imposé dès le Moyen Âge, avec une prédilection pour la production laitière et fromagère. Le beurre de la Vôge et ses fromages à pâte pressée faisaient dès le XVIII siècle l’objet de ventes vers Épinal ou Vesoul (Source : Archives départementales des Vosges).

  • Au XIX siècle, près de 80% des terres étaient dédiées aux prés et pâturages (Statistique agricole départementale, 1875).
  • La polyculture a longtemps coexisté avec l’élevage : seigle, froment, pommes de terre, chanvre et vergers.
  • Les mares de pâturage (« trous à bœufs ») témoignent encore aujourd’hui de l’effort d’adaptation à l’excès d’eau.

L’organisation rurale : un paysage façonné par l’homme

Le système agraire a longtemps reposé sur le bocage : haies vives, rangées de hêtres, fossés, et chemins creux sont la marque de la Vôge. Outre la délimitation des parcelles, ces éléments naturels étaient essentiels pour abriter le bétail, capter l’eau, enrichir les sols par la litière et fournir du bois de chauffage. Le mode de vie rural a laissé de nombreuses traces dans la toponymie locale : les « prés hauts », « fonds de la prairie », ou encore les « champs du Fossé ».

Avec l’après-guerre, la mécanisation et le remembrement ont profondément remanié ces paysages, mais la trame bocagère demeure identitaire.

Agriculture et village : une économie en réseaux

  • Au XIX siècle, 70% de la population active de la Vôge travaillait la terre (Cahiers de la Société Philomatique Vosgienne).
  • Les foires mensuelles (Bains, Fontenoy-le-Château, Xertigny) rythmaient achats et échanges de bétail.
  • L’entraide au sein de la « communauté de culture » structurait la vie villageoise — corvées de fenaison, fêtes de la Saint-Jean, veillées autour du battage.

Aujourd’hui, la filière laitière reste forte (la laiterie de Bains-les-Bains collecte encore plusieurs millions de litres de lait chaque année), même si le nombre de petites exploitations a fortement décru — moins de 25 exploitations en activité sur l’ensemble de La Vôge-les-Bains en 2023 (Source : Chambre d’Agriculture des Vosges, 2023).

La forêt, l’autre matrice de la Vôge

Une sylviculture ancienne et diversifiée

Occupant aujourd’hui plus de 51% de la surface (>17 000 ha sur l’ancienne communauté de communes selon l’ONF), la forêt de la Vôge offre un équilibre rare entre feuillus (chênes, hêtres, charmes, tilleuls) et résineux (pin sylvestre, sapin, épicéa), hérité de pratiques de gestion adaptées aux sols et au climat. Au Moyen Âge, les chartes parlent déjà de « vays » (vastes forêts humides) exploitées pour le bois d’œuvre, le chauffage, la cueillette, et le pâturage des porcs (« panage »).

  • Le hêtre, le « fayard », tient une place centrale dans la charpente locale — maisons vosgiennes, granges à colombage, pontons de moulins.
  • L’exploitation du bois de chauffage a nourri pendant des siècles la verrerie (La Rochère dès 1475) et la forge (atelier d’Uriménil, Xertigny).
  • Le flottage du bois sur le Côney et la Saône était florissant au XVIII siècle selon André BONTEMPS, historien local.

Forêt et société : un lien vivant

La forêt n’était pas simplement une ressource : elle structura longue durée les usages, les droits et même les conflits. « Affouages » (droit de ramasser le bois mort), « coupes franches » autorisées par les seigneurs, et droits de glanage sont autant de témoignages des interactions subtiles entre la population et ses bois.

  • Le droit d’affouage perdure aujourd’hui dans de nombreux villages, au bénéfice des habitants.
  • Le métier de « scieur de long » était très répandu — ces artisans ambulants sciaient les troncs sur place pour l’habitat rural.
  • Les anciennes « forêts royales » (aujourd’hui domaniales) abritaient des zones de « réserves de faune » et des mares à amphibiens. Les vieilles futaies sont désormais classées pour la biodiversité (Zone Natura 2000 « Forêts de la Vôge »).

De nombreuses légendes et coutumes locales sont nées dans ces bois, de la « Dame blanche » du Bois de la Combe aux traditions de cueillette d’herbes magiques. Un héritage oral collecté et valorisé par l’association « Vôge-Légendes ».

Quand agriculture et forêt se répondent

Des espaces imbriqués

La spécificité de la Vôge s’exprime dans la rare imbrication de ses terres de labour et de ses zones boisées. Des « prés bois » (ou « brosses ») accueillent pâtures, taillis, vergers et haies en mosaïque. Ce sont des zones de transition où s’inventaient des équilibres fragile entre besoin d’expansion agricole et préservation du couvert forestier.

  • Le linéaire de haies de la Vôge est estimé à plus de 1 200 km au début du XX siècle (INRA, étude de 1968).
  • La tradition locale voulait que chaque naissance soit célébrée par la plantation d’un arbre fruitier à la lisière des forêts communales.

Adaptations et innovations

La gestion de l’eau, vitale sur ces sols, s’est traduite dès le XVII siècle par la multiplication de petits étangs, de marais drainés, de moulins à eau sur chaque affluent (Bois de la Roche, Ruisseau de Bagneres). Les lavoirs, aujourd’hui encore visibles, étaient parfois communs à plusieurs villages, organisant la vie collective autour des milieux humides.

  • Au XX siècle, les associations de « syndics de drainage » mettaient en commun hommes et outils pour lutter contre l’excès d’eau et gagner des terres à l’herbage (Archives communales de Fontenoy-le-Château).
  • Les pratiques de taillis sous futaie répondaient au double besoin de bois de chauffage et de gros bois de construction.

Traces et héritages dans le paysage contemporain

Le patrimoine rural vivant

Malgré la baisse de la population rurale (le canton a perdu 38% de ses habitants entre 1911 et 2021, source INSEE), la Vôge reste profondément marquée par ses traditions paysannes et forestières. Les fermes vosgiennes à granges longues, toits à la Mansart, hangars à tabac, fours à pain et lavoirs sont omniprésents. Les « sentiers de buis » balisent les anciennes traversées forestières vers les pâturages d’altitude. Les marchés de petits producteurs et la réhabilitation du « circuit court » redonnent vie à des pratiques anciennes adaptées aux enjeux d’aujourd’hui.

Écologie, économie et tourisme : de nouveaux équilibres à inventer

Face à la disparition progressive de nombreux métiers traditionnels, la Vôge se réinvente sur la base de son double héritage :

  • Développement de l’agroforesterie (association arbres/pâtures) pour préserver la biodiversité tout en réintroduisant la haie.
  • Écotourisme doux : chemins de randonnée sur la trace des bûcherons, sentiers botaniques, découverte du patrimoine rural et forestier.
  • Label Forêt d’Exception® pour les forêts de Darney et de la Vôge, valorisant exploitation durable et accueil public (ONF).
  • Projets associatifs autour des plantes sauvages (cueillettes partagées, ateliers de transformation à La Vôge-les-Bains).

De la traite du matin à l’odeur de la fougère coupée, de la scierie artisanale au sentier sylvestre, chaque détail de la Vôge porte la marque tenace de ceux qui y ont semé, fauché, abattu, replanté. Terre discrète, mais forgée par la main de l’homme et la patience du vivant, c’est tout un univers de savoir-faire, de paysages complexes, d’échos anciens qui se perpétue, prêt à être écouté, compris, prolongé.

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