À la forge de la Vôge : le fil d’acier du développement de Bains-les-Bains

02/10/2025

Un territoire façonné par la métallurgie

Au-delà de la forêt, des thermes et de la nature bucolique qui composent aujourd'hui le visage de Bains-les-Bains, l’histoire du village est intimement liée à un autre élément : le fer. L’artisanat du métal, sous toutes ses formes, a profondément imprimé sa marque dans le paysage économique, social et architectural du secteur, du XVIIIe siècle jusqu’à la première moitié du XXe siècle.

Située au cœur de la Vôge, la commune a profité d’atouts naturels majeurs pour le travail du fer : le bois abondant, nécessaire à la production du charbon de bois, les eaux courantes – indispensables au fonctionnement des roues à aubes – et la proximité des riches filons de minerai lorrains. Ce contexte a vu naître, puis fleurir, un ensemble d’activités métallurgiques qui vont rythmer la vie locale pendant de nombreuses décennies.

L’épopée de la Manufacture Royale d’Armes Blanches (1730-1860)

L’un des chapitres les plus marquants de cet enracinement industriel s’écrit avec la fondation, en 1730 au hameau de la Manufacture (Bains-les-Bains), de la Manufacture Royale d’Armes Blanches. Autorisée par un édit de Louis XV, elle répond à la volonté du royaume de développer en Lorraine une industrie stratégique à une époque où la qualité des lames françaises peinait à rivaliser avec celle de l’étranger (notamment Solingen ou Toleda). Bains-les-Bains s’impose alors comme un site de choix.

  • Localisation stratégique : Établie sur la rivière de la Combeauté pour alimenter les haut-fourneaux et les martinets.
  • Rayonnement : Jusqu’à 378 ouvriers recensés à son apogée vers 1810, selon les Archives Départementales des Vosges (fonds 2T 584).
  • Productions variées : Sabres, épées, baïonnettes, mais aussi outils agricoles, couteaux et instruments chirurgicaux.

La fabrication y est intégralement artisanale malgré la présence d’ateliers mécanisés pour certains procédés. Le savoir-faire des forgerons, trempeurs, polisseurs, monteurs de pièces emploie à la fois des ouvriers locaux et de nombreux migrants saisonniers. Cette mixité façonne une identité singulière, propice à l’échange de techniques et de traditions.

La Révolution, puis l’Empire, accentuent encore l’activité. On estime qu’entre 1793 et 1814, plus de 50 000 lames sortirent chaque année des ateliers vosgiens, destinées pour une large part à la Grande Armée (source : Les Forges des Vosges, Daniel Hublin, 2005, éd. du Venturon). Mais la concurrence, la mutation des techniques et la centralisation progressent. L’établissement ferme ses portes en 1860, laissant toutefois derrière lui des fondations économiques solides et une mémoire ouvrière qui irrigue la région.

La faune des ateliers : forgerons, cloutiers, taillandiers...

Au-delà de la grande manufacture, c’est toute une constellation de petits ateliers qui égaient Bains-les-Bains et ses hameaux : chaque village abrite au moins un forgeron, cloutier ou maréchal-ferrant, dont le marteau rythme la vie communautaire.

  • Les maréchaux-ferrants : Indispensables dans une région d’agriculture et de forêts, ils assurent le ferrage des chevaux, la réparation des charrues, la fabrication de fers à bœufs ou à mulets.
  • Les cloutiers : Ces artisans produisent jusqu’au début du XXe siècle les clous nécessaires à la charpenterie, la tonnellerie et à la construction.
  • Les taillandiers : Spécialisés dans les outils tranchants (haches, serpes, faux), ils adaptent leur production aux besoins du monde rural local.
  • Les dinandiers et chaudronniers : Moins nombreux, ils façonnent marmites, bassines, lampes à huile, souvent aux portes de la ville, sur la route de Fontenoy-le-Château (mention manuscrite, fonds privés, Archives municipales).

Nombre de ces métiers subsistent dans les archives fiscales ou les recensements jusqu’en 1936. La mécanisation et l’arrivée du “tout acier” industriel finiront pourtant par marginaliser ces petites structures artisanales, parfois reconverties dans la réparation ou le dépannage d’engins agricoles. Certaines familles perpétueront néanmoins ces gestes jusqu’aux années 1960, pratiquant un artisanat “de niche” pour collectionneurs, agriculteurs restés fidèles aux méthodes d’antan ou chasseurs.

Les grandes heures de la Tôle de la Vôge (1870-1930)

À la fin du XIXe siècle, alors que l’idée même d’une manufacture royale paraît d’un autre temps, Bains-les-Bains connaît un nouvel élan industriel avec l’essor des “tôleries”. Inspirées de modèles alsaciens ou luxembourgeois, plusieurs petites usines spécialisées dans la transformation de la tôle fine voient le jour le long des cours d’eau, principalement la Combeauté et le Bagnerot. Parmi elles, celle de la famille Taillard à La Manufacture, qui emploie près de 90 ouvriers en 1906 (source : Annuaire statistique du département des Vosges, 1907).

  • Production : Cuves à lessive, bidons, outillage domestique, pièces de bâtiment…
  • Organisation : Travail en chaîne, premières machines à vapeur, embauche de femmes pour le polissage et l’assemblage.
  • Rayonnement : Livraisons dans tout le Grand-Est et jusqu’à Paris pour certains modèles brevetés.

Ces ateliers industriels, plus modestes que les grandes forges vosgiennes (comme celles de Darney ou d’Uzemain) contribuent à la modernisation des conditions de vie. L’apparition des cuves en tôle émaillée, par exemple, transforme le confort domestique dans la région. Jusqu’à la Grande Guerre, on dénombre à Bains-les-Bains et dans l’ancienne commune de Hautmougey près de six ateliers métallurgiques enregistrés à la Chambre de commerce d’Épinal. La crise de 1929, la délocalisation progressive de la production et la désindustrialisation débutée dans les années 1950 marqueront cependant la fin de cette période d’effervescence.

Métal et vie locale : impacts économiques et sociaux

Au fil des générations, la filière du fer ne s’est pas limitée à une seule dimension industrielle. Elle a modelé toute la vie collective de la région de différentes manières.

  • Dynamisme économique local : Les industries du métal ont stimulé les commerces (cafés, épiceries) et favorisé la création de sociétés de secours mutuel, certains fonds d’entraide étant alimentés par des contributions directes des manufactures (Registre mutualiste des ouvriers métallurgistes de Bains-les-Bains, 1855-1901, Archives départementales).
  • Migration et sociabilité : L’industrie a provoqué des arrivées de main-d’œuvre venant de Lorraine, du nord des Vosges, mais aussi de la Franche-Comté voisine. Ces flux ont enrichi la culture locale, introduisant de nouveaux mots (ex : “schlague”, ancien terme vosgien pour marteau) ou de nouvelles fêtes.
  • Réserves et vigilance environnementales : Les industriels métallurgistes ont longtemps été les “gardiens” de la forêt (gestion du bois) mais aussi ses premiers destructeurs, le charbonnage entraînant une forte déforestation au XIXe siècle (cf. Étude sur la forêt vosgienne, INRA 1979).
  • Patrimoine bâti : Les vestiges de l’industrie métallurgique restent visibles : citerne d’eau à La Manufacture, maisons ouvrières en brique, halles métalliques.

Anecdotes et petites histoires d’ateliers

  • On raconte que Napoléon Ier lui-même aurait envoyé ses inspecteurs dans les forges de Bains-les-Bains s’assurer de la qualité des sabres destinés à sa cavalerie, tant le label local était réputé (oralité recueillie par l’Association du Patrimoine Vosgien, 1983).
  • Certains ouvriers de la Manufacture ajoutaient une marque personnelle, minuscule, sur la garde des sabres pour être retrouvés en cas de défaut… ou de bravoure sur les champs de bataille.
  • Le marteau du grand forgeron d’Hautmougey, surnommé « le Grand Pierre », était si célèbre dans la région qu’on venait de Xertigny pour le voir fendre l’acier, lors des fêtes patronales.
  • La tradition des “Saint-Éloi”, patron des métallurgistes, a perduré jusqu’au début des années 1960, rassemblant ouvriers et familles autour d’un repas où l’on dégustait la fameuse « tarte à la forge ».

L’héritage de l’artisanat du fer à Bains-les-Bains : empreintes et réinventions

Aujourd’hui, si l’industrie métallurgique n’est plus l’épine dorsale de l’économie locale, son influence se lit dans le paysage et les mémoires. Avec la disparition progressive des ateliers traditionnels, quelques témoins demeurent : le site de la Manufacture, les maisons ouvrières à lucarnes sur la route de Fontenoy, les boiseries gravées par d’anciens cloutiers.

La dynamique associative travaille à la mise en valeur de ce passé. Le circuit pédestre “Sur les pas des forgerons” inauguré en 2021 permet de (re)découvrir les lieux emblématiques et la mémoire vivante des ateliers. L’artisanat se réinvente à travers des initiatives contemporaines, comme la forge artistique de la Basse-des-Aulx (créée en 2015), où l’on enseigne à de jeunes forgerons amateurs les gestes séculaires de la trempe ou du martelage.

  • Une exposition permanente sur l’histoire de la métallurgie, réalisée en 2020 par la commune avec le concours de l’Association du Patrimoine Vosgien, s’appuie sur des témoignages, photos anciennes et outils d’époque (salle polyvalente de La Manufacture).
  • L’emblème local du marteau et de l’enclume est fréquemment choisi par des artisans modernes — ferronniers d’art, créateurs de grilles et portails — pour signaler leur attachement à cette tradition.

Perspectives : que raconte le fer sur l’identité de Bains-les-Bains aujourd’hui ?

Le patrimoine métallurgique de Bains-les-Bains invite à croiser racines industrielles, savoir-faire manuel et capacité de résilience d’un territoire rural. À l’heure où la valorisation des circuits courts, la remise en lumière des gestes artisanaux et la préoccupation écologique sont à l’ordre du jour, il constitue un laboratoire d’idées et d’identités.

En valorisant ces héritages, la commune fait de son passé un atout pour son futur : transmission des gestes, mémoire partagée, créativité autour du métal et de ses usages. Chaque enclume résonne encore, à sa manière, dans le vivre-ensemble local.

Pour aller plus loin :

  • Daniel Hublin, Les Forges des Vosges, éd. du Venturon, 2005.
  • Étude sur la forêt vosgienne, INRA, 1979.
  • Registres mutualistes et recensements, Archives départementales des Vosges.
  • Archives privées, fonds La Vôge-les-Bains.
  • Parcours patrimoine : Association du Patrimoine Vosgien.

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