À la source du mouvement : l’énergie hydraulique, moteur des industries de Bains-les-Bains

05/10/2025

Un territoire façonné par l’eau, discret mais industrieux

En longeant la Combeauté ou la petite Semouse, on devine encore la puissance tranquille de leurs eaux. L’image de Bains-les-Bains reste souvent associée à ses thermes et à l’épaisse forêt qui l’entoure. Pourtant, ce coin des Vosges recèle aussi une histoire industrielle façonnée par ses cours d’eau, où l’énergie hydraulique, patiemment domestiquée, a joué un rôle déterminant. Avant l’arrivée du charbon ou de l’électricité, l’eau donnait le rythme à la vie et au labeur.

L’énergie hydraulique : comment l’eau devient force motrice

Avant d’entrer dans le détail des industries locales, rappelons brièvement le fonctionnement de l’énergie hydraulique traditionnelle. Le principe est ancien : il s’agit d’utiliser la chute ou le courant d’un cours d’eau pour actionner une roue à aube, qui entraîne ensuite une mécanique – meule, scie, marteau, presse ou générateur. Ces installations tirent parti de la géographie de la Vôge : de nombreux petits ruisseaux au débit régulier, souvent ponctués par des dénivelés naturels ou des seuils aménagés.

  • Roue horizontale : le plus souvent utilisée pour les moulins à grains, avec une roue installée sous le bâtiment.
  • Roue verticale : employée pour les applications demandant plus de puissance (scieries, forges), disposée sur le côté du bâtiment pour bénéficier d’une hauteur de chute d’eau plus importante.

L’art des vannages, des biefs (canaux de dérivation) et des barrages en bois complète cette maîtrise : il s’agissait d’acheminer au mieux, et parfois de stocker temporairement, l’eau nécessaire. Ces adaptations témoignent d’une ingénierie rurale qui, bien avant la grande industrie, savait tirer le meilleur parti d’un environnement donné (APIC).

Bains-les-Bains, un maillage de petits métiers et de petites usines

Si la région n’a jamais rivalisé, en termes d’envergure, avec les pôles industriels textile d’Épinal ou de la vallée de la Moselle, Bains-les-Bains a compté un nombre remarquable de sites hydrauliques au XIXe siècle. Ce tissu industriel était largement basé sur de petites unités, rarement plus d’une douzaine d’ouvriers et très intégrées à la vie locale.

  • Aux origines : la meunerie Des moulins sont attestés dès le Moyen Âge, à Fontenoy-le-Château, Harsault, ou Bains même, tant pour la farine que pour l’huile. Avant 1789, on recense déjà 10 moulins entre la Combeauté et la Côney sur le futur territoire de La Vôge-les-Bains (Gallica BnF).
  • Les forges et martinets Au XVIIIe et XIXe siècle, le secteur se dote de petites forges, alimentées par le bois des forêts et la force de l’eau. À Harsault, le martinet du Breuil emploie au XIXe siècle près de 30 personnes à la fabrication d’outils agricoles et de ferronneries (source : Archives départementales des Vosges, 5M 115).
  • Papeteries et tanneries Le long du Côney, la papeterie d’Aillevillers (XVIIIe-XXe s.) doit à l’eau son actionnement mais aussi la qualité de ses produits. Plusieurs tanneries du secteur (notamment à Chaumousey, non loin) utilisaient la force de l’eau pour entraîner leurs foulons.
  • Les scieries Jusqu’au début du XXe siècle, scieries à haut-fer (scie verticale) et raboteuses se multiplient à la suite de la déforestation progressive et de l’essor des besoins. Les scieries de Gruey-lès-Surance et de Vioménil sont de bons exemples d’implantations typiques.

Ce tissu, qui semble modeste par la taille, a longtemps structuré l’emploi et l’économie de la Vôge, que ce soit par la transformation du bois, la fabrication de papier ou la production de farine et d’huile.

Focus sur la papeterie d’Aillevillers : l’eau, l’industrie et la main de l’homme

Difficile d’évoquer l’énergie hydraulique à Bains-les-Bains sans s’arrêter à Aillevillers et sa papeterie. Créée autour de 1750, celle-ci s’illustre vite dans la fabrication de papier à la main puis, à partir du XIXe siècle, du papier mécanique. Sa proximité immédiate avec le Côney n’a rien du hasard. Deux aspects sont remarquables :

  • L’alimentation hydroélectrique du site : un barrage de retenue, un bief et une roue puis une turbine (dès la fin du XIXe siècle).
  • Un patrimoine technique : la papeterie conserve longtemps des machines actionnées exclusivement par l’eau, avant de faire de la résistance à la vapeur puis à l’électricité. Un rapport de 1888 mentionne une puissance installée de 30 chevaux-vapeur fournie par l’eau seule (Inventaire général Lorraine).

En parallèle, le site employait une cinquantaine d’ouvriers au sommet de son activité, produisant jusqu’à 1600 tonnes de papier par an dans les années 1910. Aujourd’hui, il ne subsiste que les vestiges des bâtiments principaux et, surtout, le bief – discret sillon courant toujours entre les arbres, témoin d’une source d’énergie à la fois paisible et fondamentale.

L’ingéniosité hydraulique dans le Bains-les-Bains des XIXe-XXe siècles

L’histoire industrielle locale est aussi faite d’adaptations et de modernisations. Nombre d’installations ont migré, dès le dernier quart du XIXe siècle, vers des turbines hydrauliques plus efficaces que les roues à aubes classiques. Deux variantes majeures se sont imposées :

  1. Turbine de type Francis : efficace sur des chutes moyennes, elle équipe la scierie de Bains-le-Haut dès 1902, avec une puissance estimée de 18 kW (source : SHPV, « L’industrie vosgienne et ses origines hydrauliques », 1991).
  2. Turbine Pelton : utilisée à partir de 1925 sur certaines installations papetières pour exploiter de petites chutes d’eau à fort débit.

Ces innovations ont permis de prolonger la durée de vie des petits sites alors que la pression concurrentielle des grandes usines et de l’électricité montait. Mais elles ont aussi demandé de nouveaux savoir-faire : entretien du réseau de biefs, surveillance du débit d’eau, renouvellement des pièces techniques.

Recensement : les moulins et sites hydrauliques autour de Bains-les-Bains

Les archives départementales et les inventaires patrimoniaux permettent de dresser une carte des sites hydrauliques, dont voici les principaux sur le seul territoire de l’actuelle La Vôge-les-Bains (période : 1840-1920) :

Site Type Date attestée Cours d’eau Usage
Moulin de Harsault Moulin avant 1540-1910 Combeauté Farine, huile
Papeterie d’Aillevillers Papeterie 1750-1960 Côney Papier
Forges du Breuil (Harsault) Forges/martinet 1775-1900 Semouse Outils, ferronnerie
Scierie de Bains-le-Haut Scierie 1830-1930 Combeauté Bois
Tannerie du Beillard Tannerie vers 1850-1920 Côney Cuir

Cette liste n’est pas exhaustive. Selon les estimations, on dénombrait, avant la Première Guerre mondiale, au moins 27 sites à roue ou turbine sur le bassin de Bains-les-Bains, dont 15 moulins à grains, 6 scieries, 3 tanneries et 2 forges (Sources : Archives départementales des Vosges, APIC, SHPV). Nombre d’entre eux sont aujourd’hui disparus ou reconvertis en habitations. Quelques canaux, seuils, restes d’ouvrages – ainsi que les noms de lieux – veillent encore sur cette mémoire.

Anecdotes et figures locales : vies et visages des rivières ouvrières

L’histoire hydraulique de la Vôge est peuplée de gestes, de drames et d’exploits quotidiens. Quelques exemples parmi d’autres :

  • En 1866, un violent orage détruit les vannages du moulin de Bains, privant le village de farine plusieurs semaines – le pain devient rare, la solidarité villageoise s’organise autour de livraisons depuis La Chapelle-aux-Bois (Source : Le Pays Lorrain, 1867).
  • Au début du XXe siècle, le meunier Perrin, connu pour entretenir dans son grenier une collection de modèles réduits de roues et turbines, transmettra son savoir à l’École Industrielle de Nancy.
  • Dans l’entre-deux-guerres, la papeterie d’Aillevillers emploie trois générations d’une même famille, les Simonin, dont les souvenirs constitueront la trame d’une enquête orale menée par Alain Capellini en 2008 (Association Mémoire de la Vôge).

L’héritage actuel : patrimoine, paysage et regain d’intérêt

Aujourd’hui, la plupart des sites hydrauliques ne sont plus en activité industrielle, mais ils participent à la mémoire et au paysage. Quelques-uns sont restaurés à des fins touristiques ou pédagogiques ; d’autres, comme le moulin de Harsault, ont été transformés en gîte, préservant roues et biefs comme éléments de décor vivant.

Depuis les années 2000, la petite hydroélectricité connaît un certain regain d’intérêt sur la Combeauté et le Côney, à la faveur des questionnements sur la transition énergétique et la valorisation des ressources locales. Le Syndicat d’Aménagement du Bassin de la Moselle recense en 2022 plusieurs microsites hydroélectriques en fonctionnement, produisant de 10 à 50 kW (source : eaufrance.fr).

  • Un volet patrimonial est aussi mis en valeur : balades guidées, panneaux d’interprétation et publication de petits ouvrages locaux rappellent la diversité des savoir-faire liés à l’eau.
  • La biodiversité retrouvée des biefs et les sentiers de randonnée invitent à redécouvrir la place de l’eau, entre force motrice et ressource écologique.

L’histoire de l’énergie hydraulique à Bains-les-Bains n’est pas qu’une affaire de technique ou de passé ; elle s’invite dans les débats contemporains sur l’autonomie énergétique, la valorisation du patrimoine et le lien vivant entre l’eau et les sociétés rurales. Au fil d’une promenade, d’une photographie d’un vieux bief ou de la simple écoute du ruissellement, on perçoit combien la Vôge garde au cœur de son paysage ce dialogue entre la main de l’homme et la puissance de l’eau.

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