Visages et dynasties ouvrières : l’empreinte industrielle des familles de Bains-les-Bains

11/10/2025

Une petite ville aux grandes ambitions : panorama de l’industrialisation à Bains-les-Bains

La Vôge, région de forêts denses, de vallées encaissées et de sources abondantes, n’est pas seulement connue pour ses thermes. Bains-les-Bains, jadis centre thermal prisé, fut aussi un étonnant foyer d’initiatives industrielles dès le 18e siècle. De la vallée du Bouchot à la Vôge, des hommes et des femmes, souvent venus du cru, parfois d’ailleurs, ont donné à la commune et ses environs une vitalité économique insoupçonnée. Les activités marquantes ? Papeterie, métallurgie, textile et, plus récemment, extraction et valorisation du bois.

Mais derrière les murs aujourd’hui assoupis des usines, ce sont avant tout des noms, des lignages et des figures de proue qui, chacun à leur manière, ont marqué l’histoire et structuré la vie ouvrière et rurale. Retour sur ces familles et personnalités qui ont guidé la région vers son élan industriel.

Les papeteries de Bains et la dynastie Pidoux : une saga vosgienne sur trois siècles

Il serait impossible d’évoquer l’industrialisation de Bains-les-Bains sans mentionner les papeteries. Dès le début du 18e siècle, la région bénéficie de cours d’eau à fort débit et de forêts abondantes, conditions idéales pour la papeterie. C’est la famille Pidoux qui, dès 1717, va incarner ce développement et hisser Bains-les-Bains au rang de place forte de la pâte à papier dans les Vosges (source : Archives départementales des Vosges ; Monographies communales).

  • 1717 : Claude Pidoux obtient le « privilège royal » pour établir une papeterie à proximité du ruisseau du Bouchot, dans ce qui est alors un hameau isolé.
  • Son fils, Pierre-François, développe la production et investit dans l’amélioration des moulins à papier, utilisant le chiffon et expérimentant dès 1750 la pâte mécanique.
  • Au XIXe siècle, la famille élargit ses affaires, embauche jusqu’à 80 ouvriers sur plusieurs sites et équipe ses usines des premières « machines à papier continu », selon la presse technique de l’époque (voir Gallica – Papeteries vosgiennes, XIXe siècle).

Au-delà des chiffres, les descendants Pidoux ont animé la vie sociale locale, finançant la construction d’écoles et de salles de réunion, encourageant l’alphabétisation, défendant une œuvre sociale à l’avant-garde de l’ère industrielle régionale.

Une anecdote souvent rapportée : la « fête des papetiers », organisée lors des moissons d’été, permettait d’offrir à chaque ouvrier, adulte comme enfant, un habit neuf ou un livre. Cette politique paternaliste, modèle d’époque, a contribué à la forte cohésion villageoise, avec même une section de la « Société de Secours mutuel » initiée par les Pidoux, bien avant la loi de 1898 (Source : Bulletin de la Société d'Histoire des Vosges, n°217).

Forges et métallurgie : les Favier, bâtisseurs d’un village ouvrier

La métallurgie fut l’autre grand pilier industriel de la vallée. Dès le XVIIIe siècle, la proximité de forêts (pour le charbon de bois) et de rivières offrait à la région un terrain propice à la forge. Si la « Grande Forge » de Bains-les-Bains est attestée dès 1743, son essor formidable est dû à la famille Favier à partir de la Restauration.

  • Jean-Baptiste Favier relance les forges en 1824 avec 42 ouvriers et diversifie la production (fers à repasser, outils agricoles, chaudières à vapeur).
  • En 1841, il fait venir des ouvriers qualifiés de la Meuse voisine et restructure le site en bâtissant des ateliers en brique rouge, une architecture qui résiste aujourd'hui au temps.
  • Sous la direction de ses fils, la forge atteint son apogée : près de 120 employés en 1880, un chiffre conséquent pour l’époque et un bassin qui reste le premier employeur local jusqu'à la Première Guerre mondiale.

Particularité : la famille Favier contribua directement à la structuration du village ouvrier. Les logements bâtis autour de la forge, reconnaissables à leurs alignements, et l’actuelle « rue de la Fonderie » témoignent de cette époque. Une infirmerie et une salle des fêtes étaient ouvertes à tous, illustrant un modèle social, parfois qualifié de philanthrope-paternaliste, qui marqua la mémoire collective (Archives municipales, registre des délibérations 1842).

Textile, teillage et culture locale : les familles Jacquot et Dussy

La culture du chanvre et la fabrication du textile ont aussi leur place à Bains-les-Bains au XIXe siècle, dans un contexte de petites industries villageoises. La famille Jacquot, installée dans le faubourg du Ménil, fut pionnière dans l’installation de « teillages »: ateliers destinés à séparer la fibre de chanvre. En 1855, ce sont près de 8 ateliers qui foisonnent dans le secteur, chaque famille employant de deux à six personnes.

Le teillage, allié à la filature domestique du lin, fait vivre une bonne partie des hameaux périphériques (notamment les familles Dussy et Harmand, recensées dans le recensement de 1866).

  • À la veille de la guerre de 1870, 16 % de la population de la commune tire un revenu direct du travail textile, soit plus de 240 personnes sur 1500 habitants.
  • Le lin des vallées de la Vôge, travaillé sur place, part alors vers les grandes filatures de Remiremont et Épinal.

Les souvenirs transmis évoquent les « rippes », ces longues soirées d’hiver où hommes et femmes travaillaient le fil tout en chantant, perpétuant une tradition orale et une sociabilité chaleureuse, inséparable de la culture ouvrière locale.

Du bois aux années modernes : la famille Grosjean et l’esprit d’entreprise sylvicole

Le XXe siècle, marqué par les crises et transformations industrielles, voit émerger d’autres figures : les familles d’entrepreneurs du bois. La famille Grosjean, originaire du hameau de Mailleroncourt, illustre ce virage. D’abord marchands de bois, ils diversifient leurs activités après 1930 :

  • Création d’une scierie équipée d’un moteur à vapeur (1932), puis première électrification en 1947.
  • Engagement dans la replantation forestière après les tempêtes de 1952 et participation au groupement forestier des Vosges méridionales.

Leur entreprise, fleuron local, emploie jusqu’à 28 salariés dans les années 1960 et obtient la médaille d’or au concours régional du bois ouvré en 1966. La famille devient un acteur engagé dans la vie communale, contribuant activement à l’équipement collectif (bâtiments scolaires, aménagements sportifs, fêtes villageoises).

Le rôle discret mais décisif des femmes dans l’essor industriel local

Longtemps occulté et peu archivé, l’apport des femmes dans l’essor industriel de Bains-les-Bains mérite d’être rappelé. Dès les débuts de la papeterie comme dans le textile, elles constituent jusqu’à la moitié des effectifs (Bourdeaux, Histoire des femmes ouvrières vosgiennes, 1982).

  • Travail au déchiquetage des chiffons, teillage du chanvre, filage à domicile.
  • Souvent à la tête de petits ateliers familiaux, de la gestion de l’approvisionnement à la vente des produits sur les foires de la région.

Anecdote : lors d’une grève menée aux papeteries en 1911, ce sont les épouses des ouvriers qui obtinrent l’arbitrage d’un conflit sur les horaires, en négociant directement avec la direction Pidoux.

Héritage et transmission : mémoire vivante des familles industrielles

L’empreinte laissée par ces familles dépasse la simple histoire de l’industrie. Rues, bâtiments, associations, souvenirs collectifs leur survivent. Aujourd’hui, quelques descendants résident encore dans la région, témoins de la métamorphose : le site de l’ancienne papeterie abrite, par exemple, un centre d’accueil et les anciens ateliers du textile sont devenus des habitations ou des lieux de mémoire.

Bains-les-Bains a ainsi vu ses modes de vie et de travail profondément transformés par l’énergie, l’engagement, le sens de l’innovation et une solidarité rurale. Si les anciennes cheminées ne fument plus, il reste une trame : celle d’un territoire qui doit beaucoup à ses familles d’industriels, d’ouvrières et d’ouvriers, à la fois bâtisseurs et passeurs d’histoire.

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