La Manufacture Royale de La Fayolle : Un élan industriel dans la Vôge

04/11/2025

Un site, une vallée : choisir La Fayolle

Nichée dans la vallée de la Côney, entre forêts et rivières, la Manufacture Royale de fer blanc de La Fayolle occupe une place à part dans l’histoire industrielle de l’Ouest vosgien. C’est à la croisée du Grand Est et des ambitions du XVIIIe siècle que cet ensemble monumental fut fondé, incarnant le goût de l’innovation lié au génie du territoire. Pourquoi ici ? L’eau, omniprésente, offrait à la fois force motrice et possibilités de transport ; la forêt, tout autour, fournissait le charbon de bois essentiel à la production du métal. Enfin, l’immense forêt de Darney et les étangs nombreux composaient déjà une cartographie propice aux grandes aventures industrielles.

De la création à l’âge d’or : chronologie d’une ambition royale

L’histoire de La Fayolle s’ouvre véritablement en 1733, lorsque Ferdinando Carcano, entrepreneur d’origine italienne, obtient du duc de Lorraine et du roi de France le privilège de créer une « Manufacture Royale de fer blanc ». À l’époque, le fer blanc — une tôle d’acier recouverte d’étain — est un matériau convoité dans toute l’Europe, tant pour la vaisselle que pour les ustensiles ménagers ou militaires. La concurrence avec les produits de Saxe (qui dominent alors le marché) est féroce, et la France cherche à réduire ses importations.

  • 1733 : Début de la construction des ateliers et de la digue sur la Côney.
  • 1739 : La manufacture entre véritablement en activité, avec une cinquantaine d’ouvriers.
  • Fin XVIIIe : L’effectif approche la centaine d’ouvriers qualifiés.
  • 1812 : Napoléon confirme la prééminence du site, classé “Manufacture Royale”.

La production atteint alors jusqu’à 400 tonnes de fer blanc par an – un volume considérable pour l’époque et la région, illustrant la capacité de La Fayolle à s’intégrer dans un réseau industriel national, puis international.

Entre architecture industrielle et village ouvrier

Le visage de La Fayolle est indissociable de son architecture : menée d’un seul élan, la construction s’organise autour d’une grande halle de martelage, de fours de réverbère, de vastes ateliers d’étamage et d’un logement patronal tout en sobriété imposante. On distingue en particulier, le long de la Côney, une série de bâtiments en pierre, ordonnés et percés de hautes fenêtres : une esthétique utilitaire, certes, mais aussi un témoignage rare de la rationalité industrielle du XVIIIe siècle.

À côté, tout un petit « village ouvrier » s’est épanoui :

  • Une dizaine de maisons alignées pour les familles d’ouvriers, surnommées « les casernes » ;
  • Un jardin potager partagé ;
  • Des annexes pour les bêtes et les cultures vivrières ;
  • Un four à pain collectif ;
  • La chapelle Saint-Michel, ajoutée au tournant du XIXe siècle.

Entre 1760 et 1830, l’ensemble prend des allures de micro-société : le site emploie métallurgistes, charpentiers, charbonniers, femmes laveuses, enfants apprentis. Aux heures fastes, La Fayolle devient un système vivant, presque autonome, tel que le décrit l’historien Jacques Haltey dans son ouvrage sur la métallurgie vosgienne (Patrimoine industriel des Vosges, 2006).

Des hommes, des gestes : la vie à l’ombre des martinets

Le cœur du métier : transformer le minerai brut, via une série d’ateliers spécialisés. Les martinets (ces lourds marteaux actionnés par la force hydraulique) frappent, affinent, laminent le métal rougeoyant. Viennent ensuite les tables d’étamage où l’on applique minutieusement la couche d’étain, opération délicate exigeant adresse, patience et constance.

Quelques repères sur l’organisation du travail à La Fayolle au début du XIXe :

  • Une équipe de « fondeurs » gère la cuisson du minerai, jour et nuit.
  • Les « lamiers » passent les plaques sous le martinet, souvent des heures d’affilée.
  • Des « étameurs » plongent les tôles dans un bain d’étain fondu, parfois jusqu’à 16 heures par jour.
  • Les femmes et enfants, quant à eux, lavent, préparent, transportent … et assurent la logistique.

La vie se rythme par les halètements des machines et les grands repas partagés dans la cour. Peu à peu, plusieurs générations d’ouvriers se succèdent sur place. Des archives communales [Archives Vosges] témoignent de lignées entières de “ferblantiers”, un savoir-faire transmis, amplifié, perfectionné localement.

Une manufacture royale, oui : mais pourquoi le fer blanc ?

L’intérêt du fer blanc repose sur ses qualités : flexible, solide, résistant à la corrosion, il s’adapte à la fabrication de vaisselle, d’ustensiles de cuisine, de boîtes alimentaires (le célèbre “pot de conserve” n’est inventé qu’après 1820) et jusqu’à la cartouche militaire. À la fin du XVIIIe siècle, la France importe encore énormément de fer blanc d’Allemagne et de Bohême. L’État encourage alors, par privilège royal, la création de sites de production nationaux.

La Fayolle, par sa puissance hydraulique, devient un modèle. Ses tôles d’excellente qualité s’exportent jusqu’à Lyon, Bordeaux, Marseille et même en Espagne. Le site contribue à doter la Lorraine (et par extension les Vosges méridionales) d’une réputation précieuse dans la métallurgie fine.

Période Production annuelle (en tonnes) Destination principale
1740–1780 200–300 Est de la France
1800–1830 350–400 France entière, export Espagne

En 1816, un rapport de l’Inspection des Manufactures (consultable aux Archives Nationales, série F/12/3039) souligne que “La Fayolle est l’un des rares sites capables de satisfaire les besoins industriels et domestiques de la région en fer-blanc.”

Crises, reconversions et traces contemporaines

L’apogée ne dure pas. Après 1840, la généralisation du charbon, les nouveaux procédés belges et anglais, et surtout l’apparition de la feuille de fer “galvanisée” condamnent peu à peu les ateliers traditionnels du pays vosgien. La Fayolle tente un temps de se reconvertir dans le cuivre, puis dans le travail du zinc : cela ne suffit pas.

  • 1850 : Fermeture progressive des ateliers principaux ; la halle de martelage est démantelée en 1873.
  • 1880–1910 : Le site, affaibli, accueille brièvement une fabrique de mobilier métallique puis rentre dans le giron de la papeterie voisine.
  • Après 1914 : Les logements ouvriers sont loués comme habitations privées ; la chapelle et le corps de logis subsistent dans un état quasi inchangé.

Ce qu’il reste ? Quelques silhouettes puissantes de pierre, l’empreinte du barrage hydraulique, des jardins ressuscités par des habitants, et une diversité étonnante d’inscriptions et de traces d’outils dans les murs.

La Fayolle dans la mémoire collective vosgienne

Peu nombreux sont les lieux dans la région à avoir autant marqué l’imaginaire. La Fayolle figure dans bien des récits d’anciens, où l’on évoque, selon les saisons, l’écho du martinet mêlé à la brume sur la vallée, les processions du mardi-gras devant la chapelle, ou les jeux d’enfants dans le dédale des bâtisses désaffectées (voir les recueils d’histoire orale publiés par la Société d’Histoire de Bains-les-Bains, 2012).

En 1995, le site est classé au titre des Monuments Historiques : ce statut protège ce qui subsiste, encourage la recherche historique et inspire des projets de visites ou d’expositions estivales (base Mérimée, Ministère de la Culture).

  • Visites guidées ponctuelles.
  • Projet de sentier patrimonial longeant la Côney (collectivité territoriale, en lien avec l’Office de tourisme).
  • Valorisation par le Parc Naturel Régional des Ballons des Vosges, dans le cadre d’une réflexion sur l’industrialisation forestière.

Aujourd’hui, La Fayolle incarne la résilience silencieuse d’un tissu rural transformé par la métallurgie, mais resté fidèle à la mémoire ouvrière.

Éclairages : comprendre l’héritage de La Fayolle aujourd’hui

La Manufacture Royale de La Fayolle ne se limite pas à ses murs. Pour les habitants de la Vôge, elle demeure un point d’ancrage, celui d’un temps où la vallée battait au rythme de ses fourneaux et forgeait son identité sur l’effort collectif. Les archives et les ruines rappellent l’ingéniosité des bâtisseurs, la solidarité des familles d’ouvriers, l’importance du savoir-faire métallurgique pour l’essor de toute l’époque moderne.

Dans la verdure calme du XXIe siècle, la silhouette de La Fayolle invite à relire autrement l’histoire industrielle de la Lorraine : non comme une succession d’exploitations déclinantes, mais comme une succession de défis relevés. Le retour de l’intérêt pour la conservation du patrimoine industriel pourrait redonner, qui sait, un nouveau souffle à ce site d’exception.

  • Pour aller plus loin : Jacques Haltey, Patrimoine industriel des Vosges (2006) ; Archives Départementales des Vosges ; base Mérimée du Ministère de la Culture : La Fayolle ; Société d’histoire de Bains-les-Bains.

En savoir plus à ce sujet :

Articles