Sur les rails de la Vôge : regards sur la métamorphose ferroviaire du début du XXe siècle

02/06/2025

L’aube d’une ère nouvelle : aux portes de la Vôge, l’arrivée de la voie ferrée

Dans la mémoire de la Vôge, l’irruption du train au tournant du XXe siècle fait figure de bascule silencieuse. Jusqu’alors, cette région des Vosges méridionales vivait son rythme lent, irriguée par les routes départementales, les voies d’eau et les anciennes routes postales. L’installation des premiers rails allait bouleverser cet équilibre. De 1860 à 1910, ce faisceau de fer dessina de nouveaux contours économiques et sociaux, portés par la modernité du chemin de fer impulsée d’abord par la Compagnie de l'Est.

La ligne Épinal-Lure, inaugurée dès 1869, marque le point de départ d’une série de prolongements : la mise en service des gares de Bains-les-Bains, La Chapelle-aux-Bois ou encore Xertigny, substitue une nouvelle matrice d’accès au territoire, et encourage le désenclavement de ses villages. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur la période 1900-1910, le trafic annuel de la ligne atteint par endroits 100 000 voyageurs (source : « Le Chemin de fer dans les Vosges », Archives départementales des Vosges). Mais comment, derrière la vapeur et le cliquetis des rails, la vie locale s’est-elle trouvée, avec le temps, reconfigurée en profondeur ?

L’économie de la Vôge : le train, moteur insoupçonné

Nouvelle dynamique industrielle et agricole

Si la Vôge fut d’abord une terre de forges, c’est le chemin de fer qui rend visible à plus grande échelle la richesse de son sous-sol et de ses savoir-faire. À Bains-les-Bains, Le Clerjus ou Fontenoy-le-Château, les tanneries, scieries, ateliers de boissellerie et les savonneries profitent dès 1905 de l’expédition des marchandises par wagons complets, allégeant les coûts de transport autrefois assumés à dos de mulet ou par charroi. L’omnibus mixte qui relie la gare de Bains-les-Bains à Épinal transporte ainsi en 1907 :

  • près de 8 000 tonnes de bois – produit-phare de la région,
  • plus de 2 000 tonnes de produits agricoles (pomme de terre, céréales et la célèbre chicorée locale),
  • quelques centaines de tonnes de denrées manufacturées destinées aux marchés urbains de Nancy ou de Paris (source : Rapports annuels de la Compagnie de l’Est, Archives nationales).

La traction ferroviaire encourage aussi la diversification des activités : des éleveurs de La Vôge vendent dorénavant leurs bêtes jusqu’aux abattoirs lyonnais. Certains sites comme le moulin du Pain-de-Sucre à La Haye, qui livrait jadis ses farines aux alentours, élargissent leur diffusion.

Bains-les-Bains, station thermale et « carrefour ferroviaire »

Au fil des années, la gare de Bains-les-Bains se transforme en véritable porte d’entrée pour les curistes. On compte, à l’été 1910, plus de 20 trains spéciaux affrétés pour la saison thermale. Les réservations groupées en gares parisiennes conduisent chaque année plusieurs milliers de voyageurs aux thermes. La modernité du rail démultiplie le rayonnement des établissements, dont la fréquentation passe de moins de 1200 curistes par an avant 1880 à plus de 4200 à la veille de la Première Guerre mondiale (source : « Les stations thermales des Vosges », Comité régional du tourisme Lorraine).

C’est aussi le paysage urbain qui évolue : de nouveaux hôtels, des garages pour les voitures hippomobiles puis automobiles, fleurissent autour de la gare. Les anciens loueurs de chevaux deviennent transporteurs de voyageurs, anticipant la complémentarité rail-route.

Transformations du quotidien : la vie sociale à l’heure du train

Modifications des rythmes et des liens sociaux

Pour la première fois, quitter la Vôge ou y revenir n’est plus affaire de longues journées de diligence. Rejoindre Épinal en train ne prend plus qu’une heure et demie au lieu de cinq en voiture à cheval. Certaines familles s’organisent autour des nouveaux horaires : le « train du marché », chaque jeudi, amène en quelques minutes les villageois vers la ville pour commercer. Les journaux arrivent plus régulièrement, distillant leur flot d’informations nationales jusque dans les cafés de La Chapelle-aux-Bois. La scolarité change aussi de visage : on voit, dès 1908, des collégiens internes revenir plus souvent pour les congés, facilité par la rapidité du chemin de fer.

Patrimoine ferroviaire et nouveaux paysages

  • La construction des gares façonne durablement le paysage : les élégantes haltes de grès rose d’Hadol ou de Dounoux, leurs marquises ouvragées, deviennent de nouveaux points de repère dans le tissu rural.
  • Les viaducs (mention spéciale au viaduc de la Vôge, long de près de 220 mètres entre Les Voivres et La Forge-d’Uriménil) représentent des prouesses techniques, parfois fierté des villages, souvent photographiées lors des grandes fêtes locales (source : Photographies anciennes, « Cartes postales de la Vôge »).
  • La zone autour des gares évolue : des commerces s’implantent, des ateliers de réparation se créent, souvent à proximité immédiate des emprises ferroviaires.

Les « petites lignes » et la bataille du désenclavement

Une reconnaissance nationale… et ses limites

La Vôge bénéficie au début du XXe siècle de la politique ambitieuse de « maillage du territoire » défendue par la III République. La loi Freycinet de 1879 prévoit d’équiper chaque chef-lieu de canton d’une gare : la ligne Épinal-Bains-Lure, prolongée par la desserte de petites gares (Hermaville, Xertigny, La Chapelle-aux-Bois), en est l’illustration. Mais la densité du réseau atteint vite un seuil critique. Les « saisons mortes » mettent à nu le coût d’entretien et la faible rentabilité de certaines branches : la section La Chapelle-aux-Bois – Darney, inaugurée en 1904, ferme déjà ses portes passagères en 1935 faute de fréquentation suffisante (source : « Inventaire du réseau ferroviaire lorrain », SNCF Archives).

Néanmoins, le sentiment d’appartenance à un réseau national reste fort. Les anciens racontent encore les départs des conscrits mobilisés en 1914, rassemblés sur les quais tapissés de roses, ou les retours des permissionnaires en 1918. Plus prosaïquement, la ligne reste, pendant trois décennies, l’outil d’une mobilité retrouvée pour les foires, les noces, les visites familiales lointaines.

Entre innovation technique et adaptation paysanne

Chemin de fer et techniques agricoles : l’exemple du lait

L’un des moteurs insoupçonnés du rail réside dans le bouleversement des pratiques agricoles. Dès 1910, l’émergence des laiteries coopératives dans la Vôge s’appuie sur le transport rapide des denrées périssables. Les bidons de lait expédiés à Paris arrivent en moins de 10 heures, contre parfois 24 par la route avant l’installation du train. Ce changement permet aux petits producteurs de bénéficier de la demande urbaine et initie, lentement mais sûrement, l’essor de la fromagerie régionale.

Approvisionnements et mode de vie

Grâce au réseau ferré, des biens jusque-là réservés aux citadins deviennent accessibles : vêtements en « drap de Sedan », ustensiles émaillés, matériel agricole importé d’Allemagne ou du Nord. La consommation se modifie, le mode de vie s’émancipe peu à peu de la seule autosuffisance locale.

Aujourd’hui, quelles traces reste-t-il ? Entre mémoire et reconversion

Les voies ferrées qui ont longtemps charrié travailleurs, curistes et marchandises ne résonnent plus sous les roues du train. Certaines haltes sont devenues des habitations, des anciennes emprises ferroviaires servent désormais de sentiers cyclables ou de promenades (notamment la voie verte « Les Vosges à vélo » empruntant l’ancienne ligne vers Fontenoy-le-Château).

Pourtant, bien des éléments du paysage sont encore lisibles : le tracé rectiligne de certaines routes, la silhouette reconnaissable des maisons de garde-barrière, ou la mémoire vive conservée dans les récits et les albums familiaux. La Vôge d’aujourd’hui porte, dans son maillage rural et l’ouverture de ses horizons, la marque profonde laissée par le chemin de fer. Ce patrimoine, à la fois discret et essentiel, constitue un levier pour interroger le futur du territoire, à l’heure où se pensent réouverture de lignes et mobilités douces.

À l’instar des rails qui autrefois unissaient vallons et villages, la découverte de cette histoire invite à ne pas sous-estimer l’impact d’une innovation technique sur les sensibilités, les pratiques et la fierté collective. Ici, dans la Vôge, le train fut plus qu’un moyen de transport : il fut la promesse, réalisée, d’un nouveau visage pour toute une région.

Sources principales :

  • Archives départementales des Vosges – Fonds Compagnie de l’Est
  • Inventaire du réseau SNCF Lorraine
  • Le Chemin de fer dans les Vosges, revue « Chemins de fer régionaux et urbains »
  • Comité régional du tourisme Lorraine – Données stations thermales

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