La réforme territoriale et ses effets sur la vie des anciennes communes : regards depuis Bains-les-Bains

01/07/2025

Un bouleversement discret mais profond : comprendre la réforme territoriale

Depuis la loi NOTRe (Nouvelle Organisation Territoriale de la République) promulguée en 2015, le paysage administratif français a beaucoup changé. Peu traitée dans les médias nationaux au-delà de son annonce, cette réforme a redessiné la carte des collectivités locales. Les "communes nouvelles" ont émergé, fusionnant de multiples petits villages qui étaient la richesse mais aussi la complexité de la France rurale. On recense ainsi, au 1er janvier 2024, près de 820 communes nouvelles, soit environ 2 500 communes regroupées, selon les chiffres de l'INSEE.

Plus près de nous, l’ancienne commune de Bains-les-Bains a ainsi fusionné avec Harsault et La-Vôge-les-Bains en 2017, formant la nouvelle commune de La Vôge-les-Bains. Ce mouvement a touché l’ensemble du territoire national, mais ses effets, locaux et souvent subtils, méritent d’être examinés avec soin.

L’identité locale à l’épreuve de la fusion

La commune, cellule de base créée lors de la Révolution, porte depuis plus de deux siècles la mémoire collective, l'histoire, et parfois les rivalités du terrain. Pour de nombreux habitants et élus, voir son village devenir un simple "délégué" ou une entité dissoute dans une commune nouvelle reste un bouleversement bien réel. Selon un sondage Ifop de 2021 (Ifop), près de 74 % des habitants des communes rurales se disaient attachés "avant tout" à leur commune d’origine, avant tout autre territoire (département, région...).

  • Disparition de symboles : Les conseils municipaux distincts n’existent plus. Les mairies secondaires deviennent "annexes" et perdent en fréquentation, parfois en services offerts (état civil, accueil du public...).
  • Noms des lieux : Le nom du village subsiste, mais passe souvent après celui de la commune nouvelle sur les panneaux, générant un sentiment de perte pour certains.
  • Patrimoine historique : Les fêtes traditionnelles sont maintenues, mais davantage portées par des associations que par la mairie. Certaines commémorations, jugées trop "localistes" perdent de leur lustre.

Dans la Vôge, il n’est pas rare d’entendre des habitants parler encore de "Bains-les-Bains" plutôt que de "La Vôge-les-Bains". Ce flottement identitaire peut se traduire par des débats sur la toponymie, les panneaux d’entrée de village ou le choix des projets communaux.

Des économies… variables et des services parfois lointains

La justification centrale de la réforme tenait à la rationalisation des dépenses et à la mutualisation des moyens. L’idée était simple : regrouper les petites communes permettrait d’alléger la gestion administrative et d’apporter de meilleurs services.

Pourtant, comme l’atteste le rapport sénatorial de 2022 (Sénat), la réalité est plus nuancée :

  • En matière de finances, on observe des économies de gestion principalement sur les charges de personnel administratif (secrétariats mutualisés, trésoreries fermées ou déplacées). Mais elles sont généralement marginales, de l’ordre de 5 à 10 %.
  • L’accès aux subventions s’est parfois accru, avec des communes nouvelles bénéficiant de bonus de la part de l’État pour des projets d’envergure.
  • Les services publics du quotidien (agence postale, état civil, bibliothèque, accès à un élu de proximité) ont eu tendance à se concentrer, laissant des secteurs entiers sans présence régulière de la mairie ou de services publics. Selon l’INSEE (INSEE), 33 % des mairies rurales fermées à la suite de la création de communes nouvelles n’ont pas été remplacées par des points d’accueil, aggravant le sentiment d’éloignement.

Conséquences concrètes à Bains-les-Bains et dans la région

  • Le service des cartes d’identité a été transféré à Épinal, à 35 km, source de difficultés pour les personnes âgées ou non motorisées.
  • Des équipements sportifs ou salles communales sont parfois laissés à l’abandon, faute de budgets d’entretien priorisés dans la nouvelle enveloppe globale.
  • Certaines écoles ont fusionné : au lieu de trois petites classes réparties sur plusieurs hameaux, un unique site scolaire a été créé, suscitant à la fois la satisfaction des enseignants pour les moyens, et les regrets des familles pour la disparition de l’école au cœur du village.

Ressources humaines et gouvernance : l’élu local face à la nouvelle donne

L’une des transformations profondes a été celle des fonctions d’élu de terrain. Le maire "de village", accessible, parfois multifonctions, laisse place à un maire de commune nouvelle, avec un conseil élargi à l’échelle de plusieurs anciens villages.

Cela induit plusieurs conséquences :

  1. Éloignement du décideur : le "maire délégué" d’un ancien village n’a le plus souvent qu’un rôle consultatif. Il manque de moyens propres, doit souvent remonter les demandes à l’échelon supérieur, ce qui crée une impression diffuse d’impuissance.
  2. Désaffection pour les mandats locaux : selon un rapport du CEVIPOF publié en 2023 (Cevipof), le nombre de volontaires pour se présenter en tant que maire ou conseiller municipal d’une commune déléguée a reculé de 18 % dans les communes nouvelles entre 2014 et 2020.

Certains y voient une chance d’avoir un projet collectif, plus de moyens, et des interlocuteurs renforcés pour négocier avec l’intercommunalité. Mais la taille croissante des secteurs gérés oblige à repenser en profondeur la relation aux habitants.

Des exemples d’adaptation : créativité et résilience

Malgré ces difficultés, de nombreuses communes nouvelles ont inventé des formes de participation et de maintien du lien social. Quelques pistes observées à l’échelle des Vosges et en France :

  • Conseils de hameau : création de groupes de parole consultatifs, animés par des habitants, pour entretenir les initiatives locales (marché, vide-greniers, petits travaux…).
  • Maisons de services au public : points d’accueil polyvalents, à mi-chemin entre mairie et maison France Services, pour recréer un "guichet" de proximité.
  • Dynamisation associative : dans certains villages, l’écho de la fusion est amorti par la vitalité de clubs, comités des fêtes ou associations, qui continuent d’organiser des événements à l’échelle locale.
  • Patrimoine partagé : certains patrimoines ou fêtes sont désormais portés à l’échelle de toute la commune nouvelle, leur donnant soit un nouveau souffle, soit une visibilité accrue (exemple : la Fête du Pain à la Vôge-les-Bains, qui regroupe des fours de différents hameaux).

Quelques chiffres à retenir

Indicateur Valeur Source
Nombre de communes nouvelles créées depuis 2015 820 INSEE, 2024
Part des mairies secondaires n’ayant plus d’accueil physique 33 % INSEE, 2023
Baisse des candidatures aux conseils municipaux des communes déléguées -18 % CEVIPOF, 2023
Économie sur les coûts de gestion 5 à 10 % Sénat, 2022
Taux d’attachement à la commune d’origine 74 % Ifop, 2021

Entre héritage et mutation : la commune, toujours vivante ?

Si la réforme territoriale n’a pas tout bouleversé du jour au lendemain, elle imprime depuis bientôt dix ans une marque durable sur la vie locale. Elle a interrogé, parfois mis à mal, la place du village comme cercle d’appartenance immédiat, et modifié la gestion quotidienne de services aussi essentiels que l’accueil mairie ou la vie scolaire. Loin de déposséder totalement les habitants de leur pouvoir d’agir, elle les invite parfois à réinventer d’autres formes de lien : c’est dans les espaces associatifs, les conseils consultatifs de hameaux, ou la transmission des récits locaux que survit, voire s’invente, la mémoire des anciennes communes.

Peut-être la richesse de notre région réside-t-elle dans cette capacité à concilier l’attachement à une terre – son histoire, ses murs, ses chemins – et la souplesse nécessaire pour affronter les défis d’aujourd’hui. Pour la Vôge, le nom change, mais le territoire, lui, continue d’exister, dans le regard de celles et ceux qui l’habitent – ou le racontent.

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