Au fil de la vapeur : Quand l’industrie façonne Bains-les-Bains et ses habitants

14/10/2025

Aux origines industrielles d’une petite ville thermale

Entre les forêts vosgiennes et la Vôge tranquille s’étend Bains-les-Bains, commune aujourd’hui paisible mais qui garde dans ses rues, ses ruisseaux et ses ateliers désaffectés, les traces d’une étonnante histoire industrielle. Contrairement à l’image exclusivement thermale qu’on lui prête parfois, Bains-les-Bains a longtemps tiré sa vitalité d’une activité manufacturière variée, moins spectaculaire que les hauts-fourneaux des vallées voisines mais essentielle à la vie quotidienne.

L’industrie à Bains-les-Bains – et dans le Val de Vôge plus largement – ne s’est pas développée par hasard. Dès le XVIIIe siècle, la présence d’eau en abondance, dans une région boisée offrant force motrice et matières premières, attire papetiers, forgerons et maîtres de tannerie (source : Service régional de l’Inventaire, Lorraine, inventaire-nancy.grandest.fr). Ce paysage marqué par les petites rivières et les moulins annonce déjà la diversité du tissu industriel local.

Quand travail rimait avec usine : l’apogée industrielle (XIXe - début XXe)

Des usines qui rythment la journée

La deuxième moitié du XIXe siècle correspond à l’âge d’or industriel de Bains-les-Bains. La papeterie de Clairfontaine (fondée en 1858 et toujours en activité dans la commune voisine), les nombreuses forges, scieries et plus tard les ateliers textiles irriguent le territoire de nouveaux emplois et modifient durablement les rythmes de vie. On évoque parfois plus d’une trentaine d’établissements industriels à la fin du XIXe siècle sur la commune et ses environs proches, un chiffre considérable rapporté à la population (patrimoine.vosges.fr).

  • Travail des femmes : Dès la fin du XIXe siècle, de nombreuses femmes trouvent un emploi dans la filature ou la confection de stopperies (chaussures, chaussons), ce qui entraîne un changement d’organisation familiale et la création de crèches d’entreprise ou de coopératives.
  • Horaires cadencés : L’arrivée du sifflet d’usine marque le début et la fin de la journée, du chantier ou du poste. Les journées sont longues : 11 heures parfois, 6 jours sur 7 pour les adultes, avec des horaires réduits imposés tardivement pour les enfants.
  • Vie autour de l’usine : Naissance de quartiers ouvriers à proximité immédiate des sites industriels (exemples : rue de la Papeterie, hameau des Forges). Ces quartiers ont parfois gardé leur architecture spécifique (maisons alignées, petits jardins mitoyens…)

La question du logement ouvrier

L’essor industriel de Bains-les-Bains s’est traduit par la construction de logements ouvriers adaptés aux besoins d’une main-d’œuvre locale, mais aussi migrante. Aux côtés des familles vosgiennes, on relève l’installation d’ouvriers venus d’Alsace après 1871 ou d’Italie au tout début du XXe siècle. À la différence d’autres vallées vosgiennes, ces habitats collectifs restent modestes en taille, mais essentiels pour fixer la population et permettre la mixité sociale (voir France 3 Grand Est).

  • Maisons jumelées, jardin potager à l’arrière
  • Lavoirs et abreuvoirs communautaires
  • Infrastructures construites par les industriels : écoles de filles, cercles ouvriers

Impacts sur la vie quotidienne et l’organisation du village

Les changements dans l’alimentation

L’industrie ne transforme pas seulement les paysages et le temps : elle influe directement sur la table des habitants. L’arrivée du travail ouvrier impose la pause du midi sur le lieu même de l’atelier : ainsi apparaissent la lunch box d’inspiration anglaise et la gamelle en métal, apportées chaque jour. Les coopératives créées par certains industriels (ainsi la petite coopérative de la papeterie, mentionnée dans les Archives départementales des Vosges) proposent à prix modique du café, du lait, du pain pour améliorer l’ordinaire, surtout lors des « trous alimentaires » d’avant-guerre.

  • Des changements dans les achats : On commence à acheter plus souvent à la « boutique des papetiers » ou à l’épicerie coopérative au lieu de produire tout. La monnaie d’usine (jetons ou bons d’achat) remplace parfois la pièce officielle.
  • Saisonnalité des menus : Quand les scieries tournent à plein régime, la soupe, le pain et le fromage constituent le repas-type des ouvriers et des ouvrières, complété par des légumes du jardin partagé.

Le rôle de l’eau, moteur industriel et ressource quotidienne

L’eau, omniprésente à Bains-les-Bains, structure la vie de la commune : moteurs hydrauliques pour les forges, blanchisseries alimentées par les mêmes ruisseaux qui irriguent ensuite les jardins ouvriers. L’eau industrielle et l’eau domestique se disputent parfois la priorité, d’où la construction de réseaux parallèles dès la fin du XIXe siècle, spécialement notés dans certains plans communaux d’archives.

  • Fontaines publiques restaurées ou créées grâce à la taxe industrielle
  • Lavoirs couverts : lieux de sociabilité pour les ouvrières et les ménagères
  • Restrictions d’usage : certains jours, l’approvisionnement peut être limité pour garantir le fonctionnement des turbines

Industrie, santé et organisations sociales : au cœur des solidarités locales

L’apparition d’une culture de l’entraide

Face à la dureté des conditions de travail (accidents fréquents dans les forges, expositions à l’amiante pour les papetiers), les habitants de Bains-les-Bains s’organisent. Des sociétés de secours mutuels apparaissent dès 1865 : elles préfigurent la Sécurité sociale locale (Gallica - Recueils de l’industrie dans les Vosges). L’usine devient aussi un lieu de revendication, en particulier après 1906 : grèves des ouvrières du textile ou des scieurs, avec soutien du maire (Extrait des rapports préfectoraux, Archives départementales des Vosges).

  • Création de la première caisse de prévoyance à Bains-les-Bains en 1889 : versements de cotisation contre des journées de maladie ou d’accident
  • Solidarité entre ouvriers : repas partagés, système d’entraide pour l’achat du charbon ou du bois en hiver
  • Clubs sportifs et sociétés musicales fondées par des salariés des grands ateliers : lancement de l’Union musicale de Bains (1909), participation à la vie festive locale

L’industrie, facteur d’ouverture sur l’extérieur

Paradoxalement, l’industrie favorise à la fois la sédentarisation et l’échange avec les alentours. L’arrivée du train (ligne Épinal-Lure) en 1864 permet l’exportation rapide des productions, mais également l’afflux de visiteurs, dont de premiers touristes industriels curieux de découvrir la modernité des ateliers thermaux. Les enfants d’ouvriers bénéficient des premières bourses d’apprentissage ou partent ensuite travailler dans les grandes villes (Nancy, Épinal). Certains anciens ouvriers, une fois retraités, reviennent s’installer et apportent un autre regard sur le village.

Période Population active « industrie » Évolution marquante
1881 Plus de 30 % Apparition des premières grèves, création de caisses mutualistes
1926 Près de 40 % Essor de la papeterie et du textile ; développement de services liés (transports, commerces spécialisés)
1975 Environ 20 % Début de la désindustrialisation, fermeture de plusieurs ateliers

Sources : recensements INSEE, compilations Monographies communales, Archives départementales des Vosges

Marques de l’industrie dans le paysage et la mémoire locale

  • Des vestiges toujours visibles : ancienne forge de la Manufacture de Martinvelle, grande cheminée des papeteries, maisons ouvrières reconverties
  • Des noms de rues et de lieux-dits : la rue des Forges, le quartier de la Papeterie
  • Une mémoire encore vive : festivals centrés sur l’eau et l’industrie, parcours de découverte portés par l’association « Les Amis du Patrimoine de La Vôge »

Le passé industriel habite encore la vie locale : fêtes de la Saint-Éloi (patron des forgerons), traces dans les prénoms, dictons ou histoires transmises lors des veillées. Des ateliers ouverts, des expositions et des animations patrimoniales relient aujourd’hui les générations autour de cette histoire commune. La transformation du site des anciennes papeteries en espace de coworking ou en ateliers d’artisans montre la façon dont l’histoire industrielle continue à irriguer le tissu social et économique.

Entre héritage et renouveau : l’industrie aujourd’hui et demain

Dans l’après-guerre, les crises successives et l’automatisation accélèrent la fermeture de la plupart des établissements. Mais l’empreinte industrielle reste visible, tant dans le bâti que dans les mentalités. À la faveur du tourisme patrimonial, de la réhabilitation de sites industriels et de la valorisation des savoir-faire locaux, Bains-les-Bains – aujourd’hui La Vôge-les-Bains – renoue avec certaines de ses traditions :

  • Ateliers de céramique ou de faïence installés dans d’anciennes manufactures
  • Petit artisanat éco-responsable (savonneries, coutelleries) renouant avec l’utilisation de l’eau et du bois
  • Transmission du savoir-faire industriel à travers expositions, conférences ou stages animés par des anciens ouvriers

Ce retour à la mémoire industrielle, loin d’être un repli nostalgique, permet de repenser la notion même de progrès : au lieu du gigantisme, l’ancrage local, la convivialité retrouvée. Le récit industriel de Bains-les-Bains, s’il s’écrit désormais à une autre échelle, reste ainsi une clé pour comprendre la région et ses habitants.

Pour aller plus loin :

En savoir plus à ce sujet :

Articles