Bains-les-Bains : histoire, paysages et héritages d’une mémoire industrielle

20/09/2025

Le territoire de Bains-les-Bains : un berceau discret de l’industrie vosgienne

Le nom de Bains-les-Bains évoque volontiers le thermalisme, la Vôge boisée ou de tranquilles paysages traversés par le Canal de l’Est. Pourtant, la mémoire industrielle de cette petite ville des Vosges a marqué durablement le territoire, sa topographie, ses habitations et ses traditions. Nichée entre forêts, rivières et étangs, Bains-les-Bains a vu se développer, dès le XVIIIe siècle, plusieurs activités manufacturières qui ont structuré la vie locale jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle.

La forge du moulin Gentrey : genèse d’un bourg ouvrier

Le moulin Gentrey, situé sur la rive du Bagnerot, occupe une place particulière dans la mémoire industrielle locale. Vers 1732, Pierre d’Haraucourt, seigneur de Bains, y fonde une forge. On y traite le minerai issu des environs d’Harsault et La Vôge, puisé notamment dans les forêts domaniales et les gisements superficiels.

  • La forge du Moulin Gentrey comptait au XVIIIe siècle :
    • 4 hauts-fourneaux (pour la fonte de la minette, minerai local pauvre en fer)
    • une affinerie et une fenderie (atelier de transformation de la fonte en fer barres)
    • une scierie hydraulique et un bocard (pour briser le minerai)
  • Production annuelle au début XIXe siècle : entre 700 et 900 tonnes de fonte et de fer.
  • Emplois directs : jusqu’à 150 ouvriers au pic d’activité (source : Archives départementales des Vosges, série S)

Ce site industriel s’organisait comme un véritable village ouvrier de plusieurs dizaines de familles. On y trouvait la forge et ses ateliers, les logements de contremaîtres, l’école (ouverte avant même la Révolution), et des jardins partagés organisés à flanc de rivière. La persistance du nom « le Gentrey » dans la toponymie locale témoigne de l’importance mémorielle de cet ensemble aujourd’hui disparu. À la fin du XIXe siècle, la forge connaît une lente érosion face à la concurrence de la production lorraine, plus mécanisée et connectée aux grands axes ferroviaires.

Le temps des papeteries : un savoir-faire d’exception exporté jusque dans les colonies

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le métal perd en vitalité, c’est le bois et l’eau qui prennent la relève. Bains-les-Bains voit alors s’installer plusieurs papeteries : la papeterie de la Demoiselle, celle de Leusse, puis plus tard celle de Hennezel-Clairey tout proche.

  • Spécialités locales : papier fin pour correspondances, papier mouchoir, papier à cigarettes, et feutres industriels.
  • Effectifs estimés en 1900 : près de 200 ouvriers et ouvrières sur le canton, dont une forte proportion de jeunes femmes (source : archives du Musée du Papier, Clairey).
  • Les papeteries vosgiennes exportaient jusqu’en Afrique de l’Ouest et au Proche-Orient, profitant du réseau de voie d’eau et de la desserte ferroviaire grâce à la ligne d’Épinal à Port-d’Envaux (ouverte en 1878).

Ce dynamisme s’explique par la qualité des eaux de la Combeauté, filtrée par le grès vosgien, ainsi que par la tradition locale d’exploitation forestière, qui garantissait un approvisionnement continu en bois de feu et en chiffons de qualité. Dans ces ateliers, la vie était rythmée par les saisons, la montée des eaux ou la fonte printanière, qui pouvait mettre à l’arrêt la production pendant plusieurs jours.

Tissage et peignage de laine : une empreinte, des silhouettes encore visibles

D’autres établissements industriels ont successivement vu le jour : blanchisserie, tannerie, petite corderie et surtout tissage. Entre 1880 et 1930, le tissage de Bains-les-Bains, tout comme celui d’Uzemain et de Xertigny, connaît son apogée. L’usine, établie à l’entrée sud de la ville, emploie jusqu’à 120 ouvriers à la veille de la Première Guerre mondiale (source : Patrimoine Vosges).

  • Spécialité : draps, flanelles et couvertures, principalement à partir de laines locales
  • Rôle social : les usines textiles servaient aussi d’espace de sociabilité. On pratiquait la chorale, la gymnastique ou la dégustation de « soupe ouvrière » lors de veillées collectives.

Malgré l’effondrement progressif du secteur après 1950, les bâtiments industriels, souvent transformés en ateliers ou entrepôts agricoles, jalonnent encore la traversée du bourg, rappelant dans la pierre et la brique l’importance de cette histoire.

Comment l’industrie a façonné la vie quotidienne et l’urbanisme

Cette histoire industrielle n’est pas qu’une liste d’entreprises disparues. Elle a transformé en profondeur le rapport au paysage, et surtout l’espace bâti :

  • La rivière comme axe structurant : Le Bagnerot a été tantôt barré, canalisé puis détourné au fil des besoins de la forge ou de la papeterie. Chaque virage du cours d’eau témoigne de cette adaptation permanente.
  • Des villages ouvriers satellites : Qu’il s’agisse du hameau du Gentrey, du quartier de la Gare, ou du lotissement ouvrier de la rue de la Papeterie, l’habitat s’est développé par vagues successives en fonction de l’essor et du déclin des établissements.
  • École et commerces : Une école des usines dès 1830, une épicerie-mercier, des boulangeries et même, entre 1890 et 1925, trois cafés encore visibles « chez la Marie du Tissage », « au Petit Moulin », « chez Ferand ».

Si la plupart de ces établissements n’existent plus aujourd’hui, leurs traces restent visibles dans le tissu urbain et les noms de lieux. À la sortie sud, on longe toujours une grande halle de tissage désaffectée, ses poutres encore imprégnées d’odeur d’huile de machine à carder.

Ouvriers, ingénieurs, ouvrières : figures et anecdotes de la mémoire locale

Au fil des années, la mémoire industrielle de Bains-les-Bains a généré son lot d’anecdotes, de pages insolites, mais aussi de fortes solidarités de voisinage. Quelques figures se démarquent :

  • Julie Pierrat, dite « la Fée de la Papeterie » Ouvrière d’origine modeste, elle gravit tous les échelons jusqu’à diriger les ateliers de coupe pour la papeterie Leusse vers 1910. Ses lettres à son fils, mobilisé pendant la Grande Guerre, sont conservées aux Archives de Saint-Dié—souvenir touchant de la place des femmes dans l’industrie locale.
  • Léon Montmatre, maître de forges et poète Grand-père de deux institutrices locales, il a laissé un recueil d’anecdotes manuscrites, où il décrit la dureté du charbonnier mais aussi les réjouissances du carnaval, organisé chaque carême entre les ouvriers de Gentrey et ceux de la scierie.

Des traditions issues de ce passé industriel subsistent. La Saint-Éloi, fête des métallurgistes, a longtemps rythmé la vie sociale du bourg. Jusqu’en 1970, enfants et anciens frappaient sur des bidons, « pour réveiller la forge », selon le témoignage de Paul Martinot, ancien épicier et mémoire vivante de la commune.

En quoi ce passé pèse-t-il encore dans la mémoire ? Perspectives patrimoniales et enjeux actuels

Aujourd’hui, la plupart des friches industrielles de Bains-les-Bains ont disparu ou changé d’usage. Certaines halle(s) accueillent ateliers d’artisans, salariés du bâtiment ou associations. Pourtant, cette histoire reste vive à travers plusieurs éléments :

  • Les parcours de découverte proposés le long du Bagnerot, balisés de panneaux racontant l’épopée des forgerons, papetiers et tisserands (parcours conçu avec l’office de tourisme—voir Office de Tourisme Vosges).
  • Le maintien de certains savoir-faire, notamment dans la petite métallurgie et la fabrique de meubles qui emploient aujourd’hui une cinquantaine de personnes, héritière d’une tradition de travail du bois et du fer.
  • Le Musée de Hennezel-Clairey, distant de 7 km, consacre une partie de ses collections à la papeterie et à la vie ouvrière dans la Vôge (voir site du Musée).

Tant par l’inscription dans le paysage, le récit familial, que par la transformation sociale liée à ces premières formes de « modernité », la mémoire industrielle façonne encore aujourd’hui l’identité de Bains-les-Bains, bien au-delà des vestiges matériels.

Susciter la curiosité, repenser le territoire

Plus discrète qu’ailleurs mais jamais tout à fait effacée, l’histoire industrielle de Bains-les-Bains invite à regarder autrement le paysage et les maisons. Chaque bâtiment, chaque détour de rivière porte en soi un morceau de cette mémoire : celle d’un bourg rural qui fut aussi un lieu d’innovation et de labeur, d’hospitalité et de résistance silencieuse. Redécouvrir ce patrimoine, c’est renouer un fil secret entre passé et présent, et offrir à la Vôge le récit singulier dont elle est héritière.

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