Migrations et brassages dans la Vôge : histoire des populations en mouvement

05/06/2025

Un pays façonné par le passage des hommes

Depuis ses forêts touffues jusqu’aux clairières ouvertes autour des villages, la Vôge porte les traces, souvent discrètes mais tenaces, de nombreux mouvements de population. À chaque grande période de l’histoire, des vagues d’hommes et de femmes venus d’ailleurs, ou partis chercher fortune loin d’ici, ont peu à peu dessiné le profil humain de la vallée. Loin de toute caricature d’isolement, la Vôge illustre à sa façon la permanente circulation des personnes qui fait la richesse humaine du massif vosgien.

Des forêts préhistoriques aux premières clairières paysannes

Les plus anciens peuplements de la Vôge remontent à la Préhistoire. Les archéologues ont mis au jour des silex taillés attestant de la présence de chasseurs-cueilleurs dans la forêt vaugienne dès le Paléolithique, il y a plus de 10 000 ans (source : INSEE, synthèse sur la Préhistoire de Lorraine). Puis, lors du Néolithique, les premières communautés sédentaires s’installent, défrichent, fondent des hameaux autour de points d’eau. Ce lent processus est nourri par des apports extérieurs :

  • Par l’est, via le couloir Rhénan, circulent des techniques (poterie, polissage de la pierre).
  • Depuis le Sud (Bresse, Comté), montent des groupes éleveurs et agriculteurs.
La toponymie, les découvertes de tumulus ou d’urnes funéraires illustrent ces apports successifs. Il serait trompeur d’imaginer un isolat replié : les femmes et les hommes de la Vôge ont partagé, échangé, parfois migré vers d’autres terres.

L’Antiquité : entre routes romaines et mouvements de populations

Dès l’époque gauloise, la Vôge occupe une place de marche, en bordure de plusieurs peuples : Leuques au nord, Séquanes au sud. Puis, avec la conquête romaine, la région est mise en valeur, désenclavée par les voies romaines reliant Langres à Strasbourg et Bains-les-Bains à Jussey. Des sites comme Le Châtelard témoignent de cet ancrage antique (source : Revue Lorraine Populaire, n°219, 2000). Durant l’Empire romain, les migrations internes sont favorisées par une relative stabilité politique et la recherche de terres nouvelles :

  • Des soldats démobilisés reçoivent en récompense des terres en Vôge.
  • Les échanges commerciaux tirent vers la région des artisans et des colons venus du sud.
Néanmoins, au IIIe et IVe siècle, l’insécurité aux marches de l’Empire déclenche des reflux et des abandons de fermes. Des villes comme Darney ou Plombières se replient sur leurs hauteurs. Un brassage qui prend fin avec les grandes invasions.

Du haut Moyen Âge aux fondations villageoises : migrations et peuplement

La désagrégation de l’Empire romain s’accompagne d’une période de troubles, marquée par des migrations de groupes germaniques, notamment les Alamans qui s’établissent plus à l’est, puis les Francs qui dominent la région. Entre le Ve et le IXe siècle, la Vôge connaît d’importantes « marche de l’oubli » : de vastes zones forestières quasi-désertées sont réinvesties grâce à la politique de colonisation menée par les abbayes comme Remiremont et Luxeuil. On assiste alors à :

  • L’arrivée de « colons défricheurs » venus de régions plus denses : souvent de familles francs, lorraines ou bourguignonnes installées sur l’initiative seigneuriale ou monastique (source : THIRIOT, J.-P., « Le peuplement du Massif vosgien au Moyen Âge », Annales de l’Est).
  • Le repeuplement des vallées, visible dans la création de nombreux toponymes en « villers », « mont », « chêne » (autant de lieux défrichés).
Les épidémies, disettes et conflits entraînent parfois des abandons, comme lors des raids hongrois ou de la guerre des Ecorcheurs (1431-1445). Mais globalement, le mouvement du haut Moyen Âge voit la montée progressive d’une société villageoise, structurée autour de seigneuries, vouées à la polyculture et à l’élevage.

Les années rouges : guerres, épidémies et exodes (XVI-XVII siècle)

Le XVI siècle débute par un essor démographique marqué, puis la Guerre de Trente Ans (1618-1648) bouleverse tout. Entre 1635 et 1650, la Vôge est ravagée par les passages successifs des troupes impériales, françaises et suédoises, saccageant villages et monastères. La peste, la famine et l’insécurité entraînent l’effondrement des populations : on estime que certaines paroisses perdent jusqu’à 60 % de leurs habitants (source : Achille Luchaire, « Les Vosges pendant la guerre de Trente Ans », 1874). Ce vide attire alors des « repousseurs de ruines » – paysans migrants venus de Franche-Comté, de Suisse, d’Allemagne du Sud et même des Pays-Bas. Ces nouveaux venus, parfois qualifiés de « suisses », relancent l’activité, apportent des pratiques agricoles différentes, refondent parfois totalement un village. D’où l’on trouve encore dans certains patronymes, accents, coutumes une trace de ces migrations (par exemple, la fête du Saulx à Trémonzey, proche de certaines traditions suisses).

Le XIX siècle industriel : essor démographique et nouveaux brassages

Après la difficile reconstruction du XVIII siècle, le XIX marque une nouvelle phase d’essor, portée par la Révolution industrielle. La population de la Vôge double quasiment entre 1800 et 1850 : Darney passe de 1200 à 2100 habitants, Bains-les-Bains de 890 à près de 1800 (source: Monographie communale, Archives départementales 88). Ce boom s’explique par :

  • L’arrivée de main-d’œuvre pour les forges, tuileries (La Haye, Fontenoy-le-Château) et surtout les papeteries et scieries (à Bains-les-Bains, Les Voivres, Trémonzey).
  • L’attrait de l’activité thermale (la station de Bains-les-Bains attire employés et soignants venus de toute la France, de Suisse, parfois d’Italie et de Belgique).
Les auberges, les archives notariales foisonnent de noms et de prénoms venus d’autres horizons, symboles d’un renouvellement qui accompagne les mutations économiques. Ces populations sont souvent peu visibles dans l’histoire officielle, pourtant elles ont marqué la toponymie, le bâti (quartiers ouvriers) et la mémoire locale.

Exodes, déclin rural et recompositions contemporaines

À partir de 1870, la tendance s’inverse. Le développement industriel des grandes vallées, de Nancy, d’Epinal, entraîne le départ des jeunes. Entre 1851 et 1906, la population du secteur chute d’un tiers : à Bains-les-Bains, elle passe de 1786 en 1861 à 1226 en 1906. Certaines communes perdent la moitié de leurs foyers en cinquante ans (source: Recensements INSEE). Ce déclin s’accentue avec les deux Guerres mondiales, alternant retours de réfugiés (1918), installation de familles d’Alsaciens évacués (1939) puis retour à une relative stabilité après 1945. La liste des enfants de La Vôge morts au combat, répartis sur les monuments aux morts, témoigne de cette hémorragie humaine. Depuis les années 1970-80, la courbe se stabilise, voire remonte faiblement, portée par :

  • L’arrivée de retraités, souvent de l’Est ou du bassin parisien, séduits par le cadre naturel.
  • Des « néoruraux », familles citadines en quête de vie proche de la nature, mais aussi travailleurs de passage attirés par la Savoie ou la Suisse, qui font une halte temporaire dans la région.
  • L’installation de quelques familles issues de migrations récentes : Maghreb, Europe de l’Est (étudiants, saisonniers, travailleurs détachés).
Autant de mouvements subtils, difficiles à mesurer, mais qui se lisent dans les patronymes, les commerces, l’apparition de nouvelles fêtes ou d’associations.

Portraits en mouvement : mémoire et héritages

Quelques histoires incarnent, mieux que de grands chiffres, cette tradition mouvante :

  • Les descendants de la famille Berdot, papetiers venus du nord de la Franche-Comté en 1829 à Bains-les-Bains, longtemps piliers de la vie associative locale.
  • La procession des Polonais de la scierie d’Uriménil, installés dans les années 1930, dont l’église St-Colomban conserve les décors de Pâques bariolés.
  • Les familles d’Alsaciens évacués en 1939, dont le patois a coloré celui de la Vôge vingt ans durant.
À chaque génération, le cadre séculaire de la Vôge s’est transformé, non par rupture, mais par surimpression de cultures. Le creuset vaugien se lit dans les menus détails : un prénom rare, une chapelle dédiée à un saint « voyageur », une ruelle nommée « La Suisse », mémoire infime de l’histoire plus vaste des migrations.

Pistes à explorer pour le promeneur d’aujourd’hui

Les mouvements de population ont laissé bien plus que des patronymes : ils ont sculpté le paysage, les usages et l’identité de la Vôge. Quelques suggestions pour marcher sur les pas de ces flux :

  • Observer les différences de plans de villages : certains, « rue » typique des implantations suisses, d’autres « ronds » issus de repopulation médiévale.
  • Repérer les patronymes gravés sur les linteaux, typiques de la Franche-Comté, de la Suisse, d’Allemagne ou du Bassigny.
  • Découvrir, lors des foires ou fêtes locales, des rites venus d’ailleurs — la « p’tite Suisse » de Trémonzey, par exemple.
Ultime conseil : tout habitant trouve, dans la mémoire familiale, la trace d’un passage, d’un départ ou d’un retour. La Vôge, loin d’être un monde figé, demeure le produit d’un mouvement, perpétuel, qui façonne et renouvelle ses paysages humains.

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