Les témoins du passé : Le patrimoine vivant de la Vôge

15/06/2025

Des eaux singulières : le thermalisme, héritage et identité

Impossible d’approcher la Vôge sans évoquer ses sources. Depuis l’Antiquité, l’eau particulière de Bains-les-Bains attire voyageurs, malades, curistes. Le thermalisme y façonne la vie depuis au moins le Ier siècle, avec une renommée réaffirmée à l’époque de Louis XV, puis consolidée à l’âge d’or du thermalisme (XIX-début du XX siècle) (Patrimoine Culturel, Ministère de la Culture).

  • Les Thermes de Bains-les-Bains : La façade actuelle (bâtie en 1932) masque une réalité souterraine bien plus ancienne, mêlant canalisations gallo-romaines, vestiges de bains à l’ancienne et fontaines captées. L'établissement est classé Monument Historique.
  • Toponymie et réseaux d’eau : Les noms de lieux – “La Fontaine-Louise”, “Le Bain” – jalonnent la commune et marquent la place centrale de l’eau.

Le thermalisme a apporté une saisonnalité, une économie et une architecture spécifiques : hôtels XIX, structures en rotonde, vitrines Belle Époque, mais aussi le développement des promenades boisées pour les curistes. Si l’activité thermale a décliné (moins de 2 700 curistes annuels en 2022, contre 12 000 dans les années 1950, Vosges Matin), cette empreinte demeure tangible dans la ville et les habitudes.

La forêt, matrice secrète de la Vôge

Avant d’être un décor, la forêt faisait vivre le pays. En Vôge, le couvert forestier atteint aujourd’hui près de 45 % de la surface communale, largement au-dessus de la moyenne nationale (c. 31,5 %, Source : IGN 2022). Le massif de Darney, proche, a longtemps été une “forêt souveraine” convoitée pour ses futaies de chêne et de hêtre.

  • Tradition de la verrerie forestière : Dès le XIV siècle, la forêt permet la naissance de dizaines de verreries et faïenceries, dont les traces subsistent dans l’habitat ou les toponymes (“La Verrerie de la Rochère”, active depuis 1475 – la plus ancienne de France encore en activité).
  • Charbonnage et exploitation du bois : Les routes sous-bosquettes sont émaillées de fosses à charbon, à peine visibles en lisière, mais inscrites dans le paysage : elles témoignent d’un savoir-faire qui perdure dans les familles, entre transmission orale et gestes du métier.
  • Fêtes et traditions : Le martelage de printemps (repérage des arbres à couper par le garde forestier) donnait jadis lieu à des sorties collectives et à des kermesses.

Le patrimoine forestier s’incarne aussi dans la mémoire locale : les histoires de “bûcherons fuyant la gabelle” ou de “loups revenus par le massif” se racontent encore lors de rassemblements villageois.

Les villages et leurs silhouettes : églises, calvaires et fontaines

Au fil des routes, la silhouette de la Vôge se profile dans les villages échelonnés autour de La Vôge-les-Bains : Harsault, Fontenoy-le-Château, Hautmougey… Le bâti rural raconte en creux les mutations sociales et religieuses, autant que les aléas de l’économie.

  • Églises paroissiales : L’église Saint-Colomban de Bains-les-Bains (XVIII siècle) remplace une chapelle ancienne ; celle de Hautmougey est inscrite à l’inventaire depuis 1926. Les autels polychromes, claveaux et stucs témoignent de la vie des fabriques locales.
  • Calvaires et croix de chemin : On recense plus d’une quarantaine de croix en grès décorant carrefours, montées ou hameaux de la seule commune de Bains-les-Bains (Association du Nord des Vosges). Nombre d’entre elles portent la date et parfois les noms de commanditaires, révélant la présence de confréries ou de familles notables.
  • Fontaines-lavoirs : Architecturées au XIXe siècle pour lutter contre les épidémies, elles sont encore une vingtaine à être visibles, toujours ornées de motifs végétaux ou d’inscriptions patriotique post-1870 (“Liberté-Égalité-Fraternité”).

La disposition typique des villages (« en rue ») – maisons alignées, porche d’entrée et jardin à l’arrière – illustre la logique d’usage agricole du territoire. Beaucoup de ces habitations portent encore la date de leur construction sur le linteau et conservent les traces des métiers anciens : anneaux d’attache à bestiaux, pigeonniers sous toiture, ou petites niches à saint.

Le patrimoine industriel : forges, papeteries et filatures

Plus discret, mais pas moins essentiel, l’héritage industriel de la Vôge ponctue rivières et vallons. Au XIX siècle, jusqu’à 11 usines textiles, 5 papeteries et plusieurs forges ou scieries faisaient tourner la vie locale (France 3 Grand Est).

  • La Manufacture Royale, à Bains-les-Bains : Ce site, bâti en 1733, est l’un des plus anciens témoignages industriels vosgiens encore debout. On y produisait tissus, puis papiers et cannes. Les bâtiments sont inscrits, et plusieurs éléments (logement patronal, ateliers, roue à aubes) restaurés par des passionnés.
  • Canaux et biefs : L’exploitation hydraulique laisse un réseau complexe de biefs, d’aqueducs et de “canal Peter”, canalisant le Côney vers les machines à vapeur ou à eau. Certains segments, aujourd’hui réinvestis en sentier ou en aire verte, servent la mémoire collective.
  • Ouvrages d’ingénierie : Le canal de l’Est (devenu canal des Vosges), percé dès 1874, symbolise l’intégration de la Vôge aux flux européens : 93 km de voie navigable reliant la Meuse à la Moselle, transformant la région en giratoire de commerce et de bois flotté (Voies Navigables de France).

Le patrimoine industriel, parfois à l’abandon, renaît grâce à des initiatives associatives : visites guidées estivales, journées du patrimoine, restauration de la halle au charbon à La Manufacture. Des pancartes et « carnets de mémoire » (diffusés en 2018 par l’association du Patrimoine de la Vôge) redonnent la parole aux anciens ouvriers.

Une mémoire habitée : récits, dialectes, savoir-faire

La Vôge n’est pas seulement un territoire d’architecture ou de lieux remarquables : c’est aussi un monde de paroles, de gestes, de traditions partagées qui donnent leur épaisseur au patrimoine.

Savoir-faire, mémoire orale et botanique populaire

  • Les draudes et les simples : La tradition des plantes médicinales traverse encore la vie quotidienne. A Bains-les-Bains, la fête des Plantes (organisée chaque mai depuis 1994) met en avant la transmission du “livre des herbes”, compilé par les curistes et habitantes, héritage d’une pharmacopée familiale vosgienne.
  • Patrimoine linguistique : Le parler de la Vôge, un croisement de patois vosgien et lorrain (Dialectes Lorrains), s’efface dans la vie publique, mais subsiste à travers des expressions (“fouée”, “mirotte”, “faire la reuchon”) et les noms de plantes ou de lieux transmis oralement. Une campagne municipale de signalétique bilingue a été lancée en 2022 sur une dizaine de sites autour de Fontenoy-le-Château.
  • Festivals de contes : Depuis 2017, le “Rendez-vous des Récits de la Vôge” invite habitants et conteurs à livrer des anecdotes, histoires de village, chroniques de métiers oubliés. Une collecte de témoignages, enrichie chaque automne, alimente un fonds sonore à la médiathèque de Bains-les-Bains.

La trace des conflits

  • Monuments aux morts : Près de 20 monuments dans la Vôge commémorent des épisodes différents – de la guerre de 1870-71 (avec inscriptions parfois effacées) à la Seconde Guerre mondiale. Le monument “aux Résistants” de La Promenade, à La Vôge-les-Bains, s’inscrit dans un parcours de mémoire, relayant le souvenir de la “Forêt refuge”, où des maquis s’abritaient durant l’été 1944.
  • Ruelles et maisons-mémoire : Certaines maisons portent encore les stigmates des combats, en particulier autour de Fontenoy et de la ligne de démarcation (1940-44), avec des plaques explicatives posées en 2020 à l’initiative des familles.

Patrimoines ordinaires, regards de demain

Répertorier le patrimoine de la Vôge, c’est franchir la limite entre ce qui est “remarquable” et ce qui se vit au quotidien : la silhouette d’un pigeonnier surgi au détour d’une haie, l’allée de charmes qui marque la limite d’une ancienne ferme, la vieille enseigne de l’épicerie requalifiée en atelier d’artiste. Leur statut évolue : inventoriés, protégés, réinvestis par des associations de sauvegarde, ou tout simplement pérennisés par l’usage et la mémoire collective.

Les enjeux de transmission prennent aujourd’hui une acuité nouvelle. Entre valorisation touristique (circuit des croix, “Route des Plantes et Saveurs”), adaptation des usages (transformations d’anciens hôtels en habitats partagés), et inventaires participatifs, c’est aussi la question de ce que l’on veut garder vivant qui se pose, face à la transformation des modes de vie et à la raréfaction de certaines pratiques. Les paysages de la Vôge, loin d’être figés, forment un palimpseste vivant, où chaque génération ajoute sa marque au récit commun du territoire.

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