Au fil de l’eau et du bois : héritage industriel et mémoires vivantes à Bains-les-Bains

29/09/2025

Un territoire façonné par le bois et l’eau

La région de Bains-les-Bains, lovée dans une partie boisée du sud-ouest vosgien, s’est développée autour de deux axes essentiels : ses forêts denses, qui recouvrent près de la moitié du territoire voinsein (Source : IGN, 2022), et le réseau d’eaux vives, dont la rivière de l’Augronne, alimentée par une multitude d’affluents. Cette abondance de ressources a favorisé, dès le Moyen Âge et jusqu’au XXe siècle, l’implantation de scieries et de moulins, véritables moteurs de l’économie locale.

La coexistence de ces établissements n’est ni fortuite, ni secondaire dans l’histoire locale. Elle est, au contraire, un pilier de la structuration paysagère comme sociale du pays de Bains. Il suffit d’arpenter aujourd’hui la vallée, la lisière des hameaux – Bouzey, Hautmougey, la Verrerie, Le Clerjus ou Gruey-lès-Surance – pour deviner, en lisière du sous-bois ou sur la rive d’un ruisseau, d’anciennes constructions (souvent en ruine, parfois réhabilitées) qui rappellent la multiplication de ces sites de force motrice. D’après le Cercle d’Études locales de La Vôge, la commune comptait, en 1850, pas moins de 17 moulins, dont plusieurs scieries hydrauliques.

Le moulin et la scie : deux visages d’une même industrie rurale

Les termes « moulin » ou « scierie » recouvrent des réalités techniques et économiques étroitement liées dans la Vôge. Le moulin, souvent antérieur, a ici longtemps coexisté avec la scierie – parfois même sous un même toit (de « moulin à grain » à « moulin à scie »). Cette polyvalence répondait aux besoins du territoire, entre transformation du bois, production de farine ou d'huile, et fabrique de papier ou de draps.

  • Les moulins à farine : Ils utilisaient la force de l’eau pour actionner des meules. L’Augronne, la Combeauté ou le ruisseau de l’Étang Lallemand étaient autant de sources d’énergie. En 1847, selon l’Annuaire administratif des Vosges, on en recensait huit à Bains-les-Bains même.
  • Les scieries : Plus tardives mais attestées dès le XVIIIe siècle, elles se sont multipliées avec la demande croissante en bois de chauffage, d’œuvre et de charpente. Entre 1800 et 1950, plus de 10 scieries hydrauliques ont fonctionné simultanément dans la commune, une densité remarquable pour une bourgade de moins de 2000 habitants.
  • Les moulins polyvalents : Plusieurs moulins locaux ajoutaient à leur activité principale un atelier de sciage, exploitant au mieux la puissance fournie par un seul bief. Le moulin de La Verrerie en est un exemple emblématique, mêlant production de farine, d’huile et sciage pendant près d’un siècle.

Ces établissements étaient, dans la plupart des cas, propriétés de familles établies depuis des générations. Chacun couvrait un rayon économique et social ; les scieurs de la Vôge étaient réputés former la « petite noblesse du bois » en Lorraine (Source : Daniel Brulé, Ethnographie vosgienne, 1998).

Techniques et savoir-faire : du rouet à la turbine

Le patrimoine des moulins et des scieries de Bains-les-Bains se distingue aussi par l’évolution des techniques mobilisées. Voici quelques éléments qui rendent compte du génie local :

  • Les roues hydrauliques verticales, type le plus ancien, sont encore visibles sur les ruines de plusieurs moulins, notamment à Hautmougey. Utilisant une chute de 1 à 3 mètres, elles produisaient une énergie régulière et fiable.
  • Les scieries à « haut-fer » : Elles exploitent, dès le XIXe siècle, une lame actionnée verticalement. Les planches sont sciées par la force du courant – une innovation qu’on doit à la diffusion des connaissances suisses au XVIIIe siècle.
  • Turbines Fontaine et Francis : Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la modernisation voit apparaître les premières turbines « modernes » (françaises, puis américaines), permettant d’accroître la puissance et la productivité. À la scierie du Moulin-Gérard (Gruey-lès-Surance), une turbine Fontaine, installée en 1867, a servi sans interruption jusqu’en 1950 (Archives départementales des Vosges, fonds industriels série S).
  • L’électricité rurale : Plusieurs moulins, reconvertis ou adaptés, ont alimenté les premiers réseaux d’électricité locale, parfois dès 1925 (ex. Moulin du Châtelet).

L’adaptabilité de ces sites témoigne d’une capacité d’innovation constante, portée par le souci d’exploiter au mieux les ressources locales et les outils disponibles.

Des paysages transformés : canaux, biefs et mémoire du travail

La géographie actuelle autour de Bains-les-Bains garde, dans ses méandres, ses étangs de retenue et ses biefs enherbés, la marque profonde du travail des hommes. Près de la moitié des tronçons de rivière en aval de la ville présentent encore des vestiges de canaux d’amenée d’eau. L’étang Lallemand, au sud, fut ainsi l’une des plus vastes « réserves d’énergie » pour plusieurs scieries et battoirs à grains.

Ces aménagements dessinent dans le paysage un réseau ramifié de fossés, de « rigoles » et de méandres parfois invisibles pour le promeneur distrait. La carte de Cassini (XVIIIe siècle) mentionne déjà trois moulins sur l’Augronne et deux sur La Combeauté. Aujourd’hui, ce sont les ruines de murs, les chaussées et les maisons scialiées qui rappellent le passé industriel.

  • Le sentier des Moulins balise un parcours patrimonial d’une dizaine de kilomètres, partant du cœur de Bains jusqu’aux anciens sites de scieries du Clerjus.
  • Le bief du Moulin Masson, récemment nettoyé par une association locale, permet de visualiser la structure hydraulique et la technique de dérivation de l’eau pour actionner les machines.
  • L’étang Lallemand conserve ses vannes traditionnelles et son déversoir en pierre, vestiges de l’importance stratégique de ces pôles d’énergie avant l’électricité.

Mémoire ouvrière et vie quotidienne autour des moulins et scieries

Bien plus que des sites techniques, les moulins et scieries de Bains-les-Bains étaient des points de rencontre, d’échanges et de travail collectif. Le souvenir de la « journée de sciage » ou des « battages de juin » reste vivant dans la mémoire des familles locales. Plusieurs témoignages recueillis lors des enquêtes du Musée départemental d’Art et de Tradition Populaire des Vosges rappellent :

  • Des horaires extensifs : En hiver, la scie ne tournait qu’aux heures où l’eau n’était pas gelée ; en été, l’activité reprenait à l’aube, jusqu’au coucher du soleil.
  • Une main-d’œuvre familiale : Enfants, vieillards, femmes et hommes étaient sollicités selon les besoins de la saison ; certains écoliers, dès 10 ans, rejoignaient après la classe le moulin de leur père ou grand-père.
  • Des solidarités de voisinage : Le partage de l’eau entre plusieurs sites devait s’accorder, donnant parfois lieu à des conflits… ou à de subtiles ententes entre habitants (« la tournée de l’eau »).

La vie autour de ces établissements était rythmée par les saisons, les foires à bois, les passages du marchand de graines ou du meunier ambulant. Ce tissu social, hérité des siècles précédents, constitue – à travers les récits, les photographies et les traces dans la toponymie – une mémoire industrielle et collective singulière.

Quels vestiges aujourd’hui ? Entre patrimoine matériel protégé et fragilité

Si la transition industrielle du XXe siècle a condamné la plupart des scieries hydrauliques (la dernière a cessé son activité en 1974, selon L'Est Républicain), quelques sites demeurent visibles ou, mieux, valorisés :

  • Le Moulin de la Verrerie : En partie restauré, il accueille parfois des visites et des ateliers sur le patrimoine meunier. Il présente des mécanismes anciens, dont une roue hydraulique reconstituée, et une exposition permanente évoquant la mutation industrielle du bassin de Bains.
  • La scierie du Clerjus : Ses bâtiments du XIXe siècle, classés inventaire du patrimoine industriel départemental, sont régulièrement ouverts lors des Journées du Patrimoine.
  • L’association « Mémoire de la Vôge », qui propose chaque été marches commentées et conférences, relayant l’histoire des familles meunières et leur importance sociale (Source : Mémoire de la Vôge, programme 2023).

Cependant, la plupart des sites sont aujourd’hui menacés – ruines envahies par la végétation, mécanismes disparus, biefs comblés – et leur protection dépend essentiellement d’initiatives bénévoles ou de petits groupes de passionnés.

L’héritage vivant : transmission et renaissance

Malgré leur disparition, les scieries et moulins de Bains-les-Bains n’ont pas tout à fait quitté la mémoire collective. Plusieurs dynamiques récentes en portent la trace :

  • Le développement d’animations locales, telles que la « Fête des Moulins de la Vôge », où jeunes et anciens racontent, outillages à l’appui, l’histoire de ces métiers (voir : Fédération des Moulins de France).
  • L’engouement pour la restauration de « micro-centrales hydroélectriques » sur les vestiges des anciens biefs, un mouvement qui renoue avec l’utilisation décentralisée de l’énergie eau-bois.
  • La valorisation toponymique : le nom de plusieurs rues ou lieux-dits (rue du Moulin, chemin des Scieries, La Chaussée des Meuniers) continue de rappeler la prégnance de cette histoire industrielle dans l’espace et la parole des habitants.
  • Des projets scolaires ou associatifs exploitent les archives locales pour reconstituer la « carte des moulins disparus », souvent avec la participation d’anciens du village.

À travers ce tissu de vestiges, de récits et d’initiatives, la mémoire industrielle des moulins et scieries s’inscrit dans le paysage autant que dans la culture locale, témoin discret mais essentiel de l’identité de Bains-les-Bains et de la Vôge environnante. Voir ces sites autrement, c’est éprouver combien l’histoire industrielle, loin des grandes usines, se niche dans la force d’un ruisseau, le bruissement d’une roue, la main des anciens et la ténacité des passions locales.

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