Les seigneuries et le jeu des influences féodales dans la Vôge médiévale

19/05/2025

Le contexte féodal de la Vôge : une terre disputée à l’orée des marches

La Vôge, correspondant aujourd’hui grosso modo aux environs de La Vôge-les-Bains, Bains-les-Bains, Xertigny, Fontenoy-le-Château et leurs alentours, se situe à la charnière entre les puissantes entités que furent le duché de Lorraine et le comté de Bourgogne. Cette "marche", zone frontalière entre plusieurs principautés, fut donc rarement unifiée avant l’Époque Moderne : au Moyen Âge, la Vôge est un territoire morcelé, traversé par des intérêts multiples et soumis à d’ingrates querelles domaniales. Les églises, prieurés et abbayes y jouent aussi un rôle décisif, car la féodalité lorraine fut marquée par un fort pouvoir ecclésiastique.

Les principales seigneuries de la Vôge au Moyen Âge

Le prieuré et la seigneurie de Bains

  • Le prieuré de Bains : Fondé au début du XII siècle, il dépendait de l’abbaye de Luxeuil. Son influence dépasse alors le simple cadre religieux : à travers ses terres, le prieuré de Bains disposait du droit de haute, moyenne et basse justice. Une charte de 1208 précise que le prieur exerçait l’autorité sur une douzaine de villages, dont Bains, Trémonzey, La Haye et Vioménil (Sources : Archives départementales des Vosges, série H).
  • La seigneurie laïque de Bains : Elle évolue à la marge de cette autorité ecclésiastique, mais la famille de Bains, attestée dès la fin du XIII siècle, se voit régulièrement en conflit (ou en collaboration) avec le prieuré pour la perception de certaines taxes (par exemple sur les moulins ou la vente de bois).

La châtellenie de Fontenoy

L’une des plus anciennes mentions remonte à la fin du XI siècle. Cette châtellenie, dépendance du comté de Fontenoy-le-Château, passera ensuite sous la mouvance du duché de Lorraine aux XIII et XIV siècles. Fontenoy s’impose alors comme pôle féodal majeur de la Vôge, rayonnant sur presque deux douzaines de villages. La communauté villageoise de Fontenoy : jusqu’à la construction du château fort (fin XIII siècle), le pouvoir se partageait entre les sires de Neufchâtel et les établissements religieux alentour.

Le château et la famille de Bouzey

À l’autre extrémité de la Vôge (proche de Darnieulles), la forteresse de Bouzey, aujourd’hui disparue, symbolisait la puissance d’une famille de “petite noblesse” locale. Leur modeste domaine, attesté dès le XII siècle, servait de point d’appui et de relais entre Epinal et la vallée du Côney. François de Bouzey, dernier représentant notoire, fut condamné pour brigandage en 1503 (sources : Olivier Richard, « Les seigneurs des marches vosgiennes », Presses Universitaires de Rennes, 2012).

Les abbayes florissantes : Rain, Luxeuil et Remiremont

  • L'abbaye de Rain-sur-Gée : Peu connue, elle possédait cependant au Moyen Âge plusieurs terres entre Vioménil et Trémonzey. Les abbayes de la Grande-Sauve et de Luxeuil, très actives, s’opposent régulièrement pour le contrôle des forêts (charbons, pâturages).
  • L’abbaye de Remiremont : Proche, mais influente, elle prélevait la dîme sur de vastes secteurs, dont les villages des seuils méridionaux de la Vôge.

Un jeu d’alliances, de conflits… et parfois de surprises

L’histoire féodale de la Vôge n’est jamais figée. La complexité des rapports entre abbayes, familles nobles, évêques et ducs a souvent donné naissance à des alliances de circonstance et à des rivalités féroces. Quelques épisodes emblématiques :

  • Le conflit de la tour de Bains (1293) : alors que le prieurat venait de se voir octroyer le droit de lever un mur d’enceinte, la famille laïque de Bains conteste ce privilège, prétextant la menace pour le commerce local. Trois ans de procès aboutiront à un compromis. (Sources : « Chartes des Prieurés de Lorraine », Léopold Dacheux, 1886).
  • Le partage de la forêt de Darney : Affaire clé de la Vôge, le partage de la grande sylve qui borde la région fait intervenir non seulement les seigneurs locaux, mais aussi plusieurs établissements religieux, dont l’abbaye de Rain, l’abbaye de Luxeuil et le prieuré de Bains. L’enjeu ? La maîtrise du bois, de ses revenus, des droits de chasse et de pâturage (sources : Archives départementales des Vosges, Cote 1 H Suppl. 28).
  • La bande des routiers du Côney (vers 1350-1370) : Après la guerre de Cent Ans, la région fut traversée par des routiers et mercenaires déclassés, qui s’installèrent parfois dans des tours ou maisons fortes seigneuriales semi-abandonnées. Certaines familles nobles s’allièrent même ponctuellement avec eux ! (source : Pierre Boyé, « La Vôge à l’époque des Grandes Compagnies », 1912).

Typologie des pouvoirs seigneuriaux dans la Vôge : structure, hiérarchies et terres mouvantes

  • L’imbrication des droits : Très fréquemment, un même village dépendait simultanément de plusieurs seigneuries ou autorités. Par exemple, à Vioménil, on relève jusqu’à cinq “décimateurs” différents pour une même récolte.
  • La "haute justice" : Rares étaient les seigneurs autorisés à rendre la justice pour les crimes graves (vols, meurtres). Le prieuré de Bains était l’un des seuls à disposer de cette prérogative sur ses tenures.
  • Les mouvances : De nombreux hameaux, comme La Haye ou La Manufacture (près de La Chapelle-aux-Bois), passaient d’une dépendance à l’autre au gré des successions, ventes et alliances matrimoniales. Il n’était pas rare d’obtenir deux, voire trois actes de donation contradictoires pour le même moulin dans une même décennie.

Traces matérielles et héritage paysager de la féodalité dans la Vôge

Ruines de châteaux, églises fortifiées, réseaux viaires…

  • Château de Fontenoy-le-Château : Édifié vers 980-990 (tour maîtresse), étendu au XIII siècle, il témoigne de la militarisation progressive de la région. Vestiges encore visibles : portions du donjon, murs d’enceinte, caves voûtées.
  • Prieuré et crypte de Bains-les-Bains : Quelques murs romans témoignent encore de cette occupation multiséculaire. Les “Pierres du Prieur” évoquent la réutilisation de matériaux dans la plupart des maisons anciennes du bourg.
  • Tour de La Haye : Démantelée au XVII siècle, cette tour abritait un “auditoire” : la pièce où le seigneur rendait les sentences de basse justice. Elle a donné son nom à plusieurs microtoponymes alentour.
  • Vieux chemins et bornes seigneuriales : Sur plusieurs sentiers forestiers entre Fontenoy, La Chapelle-aux-Bois et Bains, on distingue encore les vestiges des chemins de ronde, ou des “bornes aux armes” sculptées aux armes des sires locaux.

Les vestiges toponymiques et coutumiers

  • Toponymes : Beaucoup d’occurrences de noms de lieux rappellent la féodalité : "Court", "Châtel", "Le Donjon", "La Seigneurie"… Ces noms datent souvent de leur apogée médiévale.
  • Droits anciens : Certains usages remontent à la féodalité : le droit de “bannir” les pâtures (interdire l’accès à une communauté donnée), les “marchés francs” ou encore la vieille tradition des “voyes” (annonces orales de justice itinérante).

Quelques personnages et faits marquants

  • Gérard de Fontenoy : Sire du château vers 1380, connu pour avoir reçu l’hommage de plus de 23 communautés villageoises de la Vôge lors du traité de partage avec le Duché de Lorraine (Source : Pascal Lagrange, « Fontenoy-le-Château, histoire d’une forteresse vosgienne », 2008).
  • Marguerite de Bains : Dame du village, veuve remariée trois fois, elle a laissé plusieurs actes de donation en faveur des enfants pauvres de sa paroisse, sous condition que les curés prient ses défunts époux (charte conservée à la BM d’Épinal).
  • Les “petits seigneurs” : Nombreux furent ceux dont les noms se sont dispersés entre archives et légendes, tels les d’Harol, de Vauvillers, ou de La Chapelle. Leur importance, réelle dans l’économie (droit sur les moulins, les fours…), se dissout à mesure que la centralisation du pouvoir avance à l’époque moderne.

Vers une disparition progressive du morcellement féodal

L’histoire féodale de la Vôge ne peut se comprendre que dans le temps long. Ce qui frappe à l’étude de ce territoire, c’est l’extrême morcellement puis, à partir du XVI siècle, la liquidation progressive des petits pouvoirs seigneuriaux au profit d’entités plus vastes : duché de Lorraine, France, puis État moderne. Châteaux abattus, prérogatives absorbées, juridictions unifiées : lentement, l’ancienne mosaïque laisse place à des frontières plus simples… mais aussi à l’effacement de toute une culture de la négociation, du compromis et de la proximité du pouvoir. Le paysage, ses chemins, son organisation villageoise, ses fêtes et ses peurs, conservent cependant l’empreinte indélébile de ces siècles où chaque village était un monde, et chaque lisière une frontière.

Pour explorer plus avant ce sujet, on pourra consulter : Les « Chartes des Prieurés de Lorraine » (Léopold Dacheux, Éd. 1886), l’ouvrage d’Olivier Richard sur les marches vosgiennes, ou les fonds anciens des Archives départementales des Vosges (Séries H/G).

En savoir plus à ce sujet :

Articles