La Vôge au XIXe siècle : cœur discret et moteur économique des Vosges

30/05/2025

La Vôge, un territoire singulier dans le paysage vosgien

Au XIX siècle, la Vôge désignait une partie méridionale des Vosges, formée autour de vallons, de forêts épaisses et de plateaux doucement ondulés. Ce territoire englobait notamment la région de Bains-les-Bains, La Chapelle-aux-Bois, Hennezel, Le Clerjus et Monthureux-sur-Saône. Si cette partie du département est parfois restée dans l’ombre des grandes vallées industrielles comme celle de la Moselle, elle a pourtant occupé une place essentielle et parfois mésestimée dans l’économie vosgienne de l’époque.

Forêts et industries du bois : l’atout-maître de la Vôge

Dès la période moderne et tout au long du XIX siècle, la Vôge s’est affirmée comme un pilier de l’économie forestière vosgienne. À cette époque, les forêts couvraient largement la région ; en 1860, on estime que 60 à 70 % du territoire de Bains-les-Bains et des communes périphériques étaient boisés (source : Inventaire des Forêts, Archives départementales des Vosges).

  • Exploitation forestière : Chênes, hêtres et sapins constituaient les principales essences exploitées. Le bois était destiné au chauffage, à la construction, au charronnage (fabrication de roues), et à la tonnellerie. On expédiait aussi vers l’Alsace et la Lorraine voisines.
  • Scieries et moulins : En 1832, Bains-les-Bains recense à elle seule plus de 30 moulins à eau dans la commune et ses hameaux (G. Laurent, L ’industrie des moulins en Vôge, 2009). Scieries hydrauliques, moulins à farine, et même papeteries participaient à une économie locale active.
  • Charbonnage de bois : Le charbon de bois, utilisé par les forges et hauts-fourneaux installés proximité, provenait pour partie des taillis de la Vôge, mobilisant des dizaines de charbonniers saisonniers.

Cette industrie ne se limitait pas à un approvisionnement local : une part significative du bois scié partait vers la Haute-Saône, la Meurthe et la Meuse, tandis que certains « radeliers » descendaient les grumes sur la Saône au printemps.

Thermalisme, une spécificité de Bains-les-Bains

Au cœur de la Vôge, la petite ville de Bains-les-Bains bénéficiait d’une renommée toute particulière grâce à ses eaux thermales. Dès le XVIII siècle, elles attiraient aristocrates et curistes, mais c’est au XIX siècle que l’économie thermale connaît son essor.

  • Les thermes : En 1840, l’établissement thermal emploie environ 80 saisonniers et permanents, que ce soit pour les soins, l’entretien ou l’hébergement des curistes (Archives municipales, dossier sur la Compagnie des Bains).
  • Impact local : L’activité stimule indirectement auberges, cafés et petits commerces. En 1869, on recense jusqu’à 949 curistes venus de toute la France et même de l’étranger, un record pour l’époque.
  • Savoir-faire spécifiques : La présence des thermes impulse la création d’ateliers de fabrication d’objets-souvenir (éventails peints, faïences à l’effigie des sources) qui emploient des artisans locaux.

Une agriculture vivrière mais innovante

Contrairement au massif vosgien où l’élevage et la polyculture sont dominants, la Vôge s’est spécialisée dès la Révolution dans la céréaliculture, la pomme de terre et le chanvre. Les vastes clairières créées par l’exploitation du bois accueillent aussi des troupeaux.

  • Le lin et le chanvre : Cultivés le long des ruisseaux, ils alimentaient des tisserands et cordiers locaux. Les « tréfileuses » et « fileurières » (fileuses à domicile) constituaient, entre 1840 et 1870, une part notable de la main-d’œuvre féminine des villages (L. Peter, Paysannes et fileuses de la Vôge, 2013).
  • Innovations agricoles : L’introduction de la pomme de terre à grande échelle, initiée dès les années 1820, limite l’impact des disettes et modifie durablement le paysage et les usages alimentaires.
  • Marchés et échanges : Les foires de La Chapelle-aux-Bois et Fontenoy-le-Château drainaient chaque mois populations et marchands, créant de véritables lieux d’échange pour produits agricoles et artisanaux.

Le petit monde des artisans ruraux de la Vôge

Au XIX siècle, l’économie de la Vôge repose aussi sur une myriade d’artisanats ruraux liés à la forêt, à l’eau ou à la terre.

  • Sabotiers, tonneliers, charpentiers : La tradition du bois façonne la vie de nombreux villages. L’association des sabotiers de Bains-les-Bains comptait une douzaine de membres en 1881.
  • Faïenceries et poteries : S’appuyant sur la qualité des argiles locales, des ateliers familiaux ont produit vaisselle et carreaux jusqu’aux années 1890. Bains-les-Bains ou La Chapelle-aux-Bois ont livré des centaines de pièces, parfois exportées vers Épinal ou Nancy.
  • L’industrie textile : Plusieurs petits établissements (blanchières, filatures) parsèment la Vôge, utilisant l’eau et la main-d’œuvre familiale.

Cette diversité contribue à un écosystème économique résilient ; dans chaque hameau, on compte plusieurs métiers et apprentissages, gage d’une forme d’autosuffisance bénéfique en période de crises ou d’isolement.

Axes de circulation : de l’isolement au désenclavement progressif

La Vôge du début du XIX demeure rurale et enclavée, la voirie étant principalement composée de chemins de terre, susceptibles au mauvais temps. Toutefois, le siècle amène une série de transformations structurantes :

  • La route thermale : En 1832, l’amélioration de l’axe reliant Épinal à Bains-les-Bains favorise la venue des curistes et accélère l’acheminement des produits agricoles et forestiers.
  • Le chemin de fer : L’arrivée du train en 1864, avec la création de la gare de Bains-les-Bains, marque un tournant décisif : la production locale atteint plus facilement les grands marchés régionaux, tout en facilitant l’accès des touristes thermaux (Compagnie des Chemins de fer de l’Est, rapport annuel 1865).

Si les communications s’améliorent, la Vôge garde une relative discrétion : l’absence d’industrie lourde lui épargne les bouleversements sociaux connus ailleurs dans le département, au profit d’une gestion plus maîtrisée de ses ressources naturelles.

Quelques figures et moments marquants

  • Les familles forestières : Plusieurs lignées, telles les Demange à Hennezel ou les Claudel à La Chapelle-aux-Bois, tenaient exploitation, scieries ou charrois de père en fils, incarnant la stabilité rurale de la Vôge.
  • Les forges de Thunimont : Installées à la frontière de la Vôge, tout près de Bains, elles illustraient la synergie entre bois, minerai et eau. Diamant industriel du secteur, les forges employaient jusqu’à 120 ouvriers au plus fort de leur activité dans les années 1870.
  • Le cas singulier du thermalisme : En 1855, Bains-les-Bains reçoit la visite de la duchesse d’Angoulême (Marie-Thérèse de France), offrant un sursaut de notoriété aux établissements locaux, relayé jusqu’à Paris par la presse de l’époque (Le Siècle, 23 juillet 1855).

Vers une économie de transition et une identité durable

Au fil du XIX siècle, la Vôge accompagne, parfois à sa manière, la modernisation qui touche l’ensemble des Vosges. Elle s’adapte : aux réseaux de communication nouveaux, à la recomposition de ses terroirs agricoles, à la demande croissante d’une société urbaine pour ses ressources. Mais elle conserve un tempérament : la primauté de la forêt, la polyvalence des savoir-faire, l’attention portée à l’eau sous toutes ses formes.

Aujourd’hui, les traces de ce passé demeurent dans le paysage, dans la mémoire orale, dans quelques vieux moulins encore debout ou dans la structure même de certains villages. Saisir la place qu’occupait la Vôge dans l’économie vosgienne du XIX siècle, c’est éclairer une composante essentielle du patrimoine vivant des Vosges, où la discrétion du travail n’a jamais empêché la fécondité ni l’innovation à visage humain.

  • Pour approfondir :
    • Inventaire du Patrimoine industriel des Vosges, DRAC Grand Est (2021)
    • L. Peter, « Les vallées oubliées de la Vôge », revue Études Vosgiennes, 2015
    • G. Laurent, « L’industrie des moulins en Vôge », Société d’Histoire de la Vôge, 2009
    • Archives départementales des Vosges, série S : Agriculture, Forêts, Industrie

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