Révolution française : dans la Vôge, naissance des communes et bouleversements du quotidien

24/05/2025

Un territoire rural à l’épreuve d’une époque charnière

Les années 1789 à 1799 marquent, pour toute la France, un basculement. Mais qu’en est-il pour la Vôge – cette région modeste du Sud-Ouest vosgien, alors dispersée entre villages agricoles, bourgs thermaux à l’histoire déjà ancienne, abbayes et territoires forestiers ? La grande Histoire y résonne doucement, mais ses ondes de choc modèlent durablement les communautés, les paysages, les équilibres sociaux.

Avant la Révolution, la Vôge n’existe pas comme entité administrative. Le territoire est divisé entre la prévôté de Bains, le bailliage des Vosges, et des enclaves relevant du duché de Lorraine, du chapitre de Remiremont, ou encore de l’abbaye de Luxeuil. Le tissu villageois, marqué par la religion, la servitude et des coutumes anciennes, se trouve pourtant bientôt traversé par les ambitions réformatrices venues de Paris.

La naissance des communes : un souffle de modernité administrative

La décision du 14 décembre 1789, érigeant la commune en cellule de base de la France nouvelle, bouleverse l’ordre établi. Dans les environs de Bains, Fontenoy, La Chapelle-aux-Bois, Hautmougey, Gruey, Trémonzey et les autres voient leur existence désormais consacrée par décret. Chacune élit son conseil municipal, son maire : c’est la fin du pouvoir sans partage des seigneurs, abbayes et paroisses.

  • La Vôge s’organise en communes entre février et mars 1790 ;
  • L’ensemble de ses villages adopte la mairie comme centre décisionnaire ;
  • Les archives départementales témoignent de la première liste des maires élus à Bains, Fontenoy et Gruey en 1790 (source : Archives Départementales des Vosges, série L).

Cet acte inaugural suscite enthousiasme et perplexité. Les procès-verbaux municipaux, consultés notamment à La Chapelle-aux-Bois, témoignent d’une instruction écrite rudimentaire, voire de l’illettrisme de certains édiles. Pourtant, la Révolution fait émerger une nouvelle conscience civique. Les assemblées se réunissent dans l’église ou sous un ormeau, parfois même dans l’ancien « grenier à sel » (office du sel supprimé à la faveur de l’abolition des impôts d’Ancien Régime).

La réorganisation territoriale : du bailliage aux districts, une Vôge redessinée

La Vôge n’échappe pas au grand découpage révolutionnaire. Dès 1790, le département des Vosges est créé. Le canton de Bains-les-Bains apparaît, englobant près de trente hameaux et paroisses. Les archives témoignent de débats animés quant au choix du chef-lieu du canton, entre Bains et Fontenoy-le-Château. Ce dernier, pourtant déjà prospère, devra laisser la préférence administrative à la dynamique Bains-les-Bains, du fait de sa position au cœur du nouveau réseau des chemins.

Le district de Remiremont est constitué, englobant la majeure partie de la Vôge. Ce redécoupage perturbe les appartenances anciennes : certaines communautés paysannes, jusque-là liées à Luxeuil, Remiremont ou à l’abbaye de Bains, se retrouvent projetées dans une logique purement laïque et départementale.

  • Le nombre de communes créées dans le canton : 28 entre 1790 et 1793 (source : Bulletin de la Société Philomatique Vosgienne, t.13, 1928)
  • En 1792, la Vôge compte pour la première fois un recensement complet précis : environ 12 450 habitants s’y répartissent alors (source : recensements révolutionnaires, Archives Vosges)

La fin des privilèges locaux : l’abolition des droits seigneuriaux et des dîmes

L’un des plus grands bouleversements de la Révolution est la suppression des cens, champarts, droits de pêche, chasse, pâture, ainsi que la dîme ecclésiastique. En Vôge, la dîme représentait parfois plus du dixième des récoltes, prélevées par le curé ou le chapitre de Remiremont.

Du jour au lendemain, les communautés rurales retrouvent le produit entier de leurs champs. Le mémoire du curé de Vioménil, daté de 1791, déplore la perte de revenus du presbytère, autrefois dotés de la dîme sur cinq hameaux (source : Monographies communales, AD Vosges, 1F110).

  • Disparition de la corvée des étangs, redoutée chaque hiver autour de Bains ;
  • Réattribution de plus de 300 hectares de « biens nationaux » provenant des abbayes à la vente publique entre 1791 et 1793 (source : Liste des adjudications, Livre des ventes nationales Vosges, AD Vosges, série Q).

Ces ventes profitent souvent à de nouveaux venus, ou à quelques familles locales entreprenantes. Beaucoup d’anciens journaliers accèdent enfin à la propriété. Certains, qui n’ont pas pu acheter, regretteront longtemps la disparition du « commun », terres boisées partagées lors de la fenaison ou de la glandée.

Des églises et des curés : la tourmente religieuse dans la Vôge

La Constitution civile du clergé et la confiscation des biens d’église trouvent en Vôge un terrain sensible. Les registres paroissiaux signalent, dans de nombreux villages, des conflits autour de la nomination du « curé constitutionnel ». À Gruey-lès-Surance, le prêtre assermenté se heurte à l’hostilité d’une partie des fidèles : certains offices se font devant une assemblée quasi vide, des actes de baptême sont enregistrés clandestinement par le curé réfractaire.

Les églises ferment parfois temporairement, comme à Harsault et La Haye, le temps d’élire de nouveaux desservants. On observe aussi l’apparition de la laïcisation des clochers, qui désormais appellent aussi aux réunions municipales.

  • Entre 1793 et 1795, 8 presbytères saisis et revendus comme biens nationaux ;
  • Dispersion de nombreux objets liturgiques : certains orfèvres de Bains fondent les vases sacrés pour les soldats républicains, tandis que d’autres croix et statues sont cachées par les habitants (Source : Inventaire des objets d’église saisis, 1794, Archives Bains-les-Bains).

Le passage de la Terreur se traduit par de brèves flambées d’anticléricalisme – on note la transformation furtive de l’église de Bains-les-Bains en « temple de la Raison ». Mais sitôt le vent retombé, la ferveur populaire, très enracinée dans la Vôge, recouvre peu à peu ses droits.

La Révolution au quotidien : nouvelles solidarités, peurs et fêtes républicaines

Au village, la Révolution se fait aussi de gestes quotidiens. Après 1792, la conscription frappe la jeunesse masculine : à La Chapelle-aux-Bois, huit jeunes hommes partent pour l’Armée du Rhin. La même année, dans le registre de la commune de Trémonzey, on lit la mention de veillées destinées à récolter des chemises et des bas pour les soldats (« La Révolution dans les Vosges », Pierre Heili, Presses Universitaires de Nancy).

Les tensions ne manquent pas : la période voit poindre des angoisses alimentaires (plusieurs mauvaises récoltes autour de 1794-1795), nourrissant la méfiance envers les « accapareurs », parfois venus des bourgs voisins. La surveillance s’organise : à Bains, les marchés sont étroitement contrôlés, et quelques procès-verbaux consignent des rixes pour du blé ou du sel.

  • Fêtes républicaines organisées sur la place de Fontenoy, arbres de la Liberté plantés en 1793 à Bains et à Hautmougey ;
  • Adoption progressive du calendrier républicain, mais faible suivi en 1795 d’après les registres des actes d’état civil ;
  • Émergence de sociétés populaires : six recensées dans toute la Vôge d’après le bulletin patriotique du district de Remiremont, An III.

Mais sous la contrainte, se forge aussi une autre forme de solidarité. Les cahiers de doléances compilés en 1789 laissent place, dans les archives, à un nombre accru de pétitions collectives, où l’on réclame l’entretien des chemins, des ponts, ou de la « cloche de l’alerte » pour prévenir des troubles ou des incendies.

Un héritage durable : transformation des paysages, de la vie locale et de la mémoire

L’impact révolutionnaire demeure palpable. L’on doit à la décennie 1790 la carte administrative encore reconnaissable aujourd’hui : les villages nés à cette époque demeurent pour l’essentiel sur la carte, leurs noms et leurs limites à peine modifiés, malgré les fusions parfois récentes (La Chapelle-aux-Bois intégrée à La Vôge-les-Bains en 2017 par exemple).

Les familles de la Vôge, jadis sujets de seigneurs ou de couvents, sont devenues propriétaires ou citoyens investis. L’évolution de la propriété foncière – fractionnée lors de la vente des biens nationaux – explique la persistance d’une structure agraire faite de petites exploitations jusqu’au XXe siècle, et l’existence de zones boisées communales, issues d’anciens « communs » défendus bec et ongles.

Dans les mémoires familiales, le souvenir de la Révolution s’est transmis jusque tard par des récits d’arrière-grands-parents ayant vu arriver les premiers « bleus » ou ayant assisté à la plantation de l’Arbre de la Liberté. De nombreux villages de la Vôge conservent d’ailleurs une place de la Liberté ou une rue de la République, rappel d’un basculement vécu à la fois comme une libération et un arrachement à l’ordre ancien.

  • Le premier Arbre de la Liberté planté à Bains en janvier 1793, abattu par les troupes napoléoniennes en 1815 puis replanté en 1848 d’après la chronique communale de Bains-les-Bains ;
  • Les matrices cadastrales napoléoniennes témoignent, dès 1809, d’une dispersion inédite des propriétés (AD Vosges, série P).

La Vôge et la Révolution : une page discrète mais fondamentale

On ne trouvera pas en Vôge les sursauts révolutionnaires ou la violence rencontrés ailleurs. Ici, la transformation fut sourde, tenace, vécue au rythme du clocher ou des champs, mais décisive. L’acte de naissance des communes, l’émancipation des paysans, l’affirmation d’une citoyenneté locale ne sont pas de simples anecdotes : la mémoire collective et l’identité territoriale, aujourd’hui encore, en portent l’empreinte.

Quelques objets, registres ou noms de lieux racontent encore, du fond des archives ou lors des fêtes villageoises, cette décennie fondatrice. À qui veut arpenter la région avec l’œil curieux, la Révolution continue d’apparaître, discrètement tissée dans les paysages et les gestes quotidiens, référence silencieuse mais indélébile.

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