La Vôge à travers les guerres : entre mémoire locale et cicatrices du temps

22/05/2025

D’une frontière à l’autre : la Vôge, carrefour conflictuel

Coincée entre Lorraine et Franche-Comté, entre Épinal et la Haute-Saône, la Vôge n’a jamais été un simple repli sur elle-même. Proximité des grandes voies de passage, traditions forestières et rivalités féodales font de ce territoire un théâtre discret mais répété de tensions. Au fil des siècles, la Vôge a dû composer avec les bouleversements d'une histoire marquée par la succession de conflits locaux et de guerres continentales.

  • Époques mérovingiennes et carolingiennes : premières invasions et frictions.
  • Moyen Âge : guerres féodales, luttes d’influence entre les ducs de Lorraine, les comtes de Bourgogne et de Bar.
  • XVIe et XVIIe siècles : Guerres de Religion et Guerre de Trente Ans.
  • XIXe-XXe siècles : guerres franco-prussienne et mondiales.

À chaque époque, la Vôge paie un tribut : déplacement de populations, destructions, occupations, mais aussi inventions et alliances nées de l’urgence.

Le Moyen Âge et la Renaissance : la Vôge entre sièges et ravages

La Vôge au Moyen Âge, c’est avant tout une mosaïque de petites seigneuries et de domaines ecclésiastiques convoités. De part et d’autre des forêts, les châteaux-forts de Fontenoy-le-Château, Bains ou Hautmougey s’élèvent. La route reliant Plombières à Luxeuil est régulièrement fréquentée... et surveillée.

  • Guerre de succession de Lorraine (1473-1475) : Les armées du duc René II affrontent celles de Charles le Téméraire. De nombreuses bourgades de la Vôge, telles que La Chapelle-aux-Bois ou Charmois-l’Orgueilleux, subissent pillages et réquisitions (Source : "Histoire de Lorraine", Georges Poull).
  • Guerres de Religion (1562-1598) : Entre partisans catholiques et protestants, le climat se tend. Plusieurs familles notables de la région se convertiront au protestantisme, entraînant des tensions à la lisière des villages. On note, selon les archives diocésaines de Saint-Dié, des "profanations" de chapelles et l’abandon temporaire de prieurés ruraux.

XVIIe siècle : la guerre de Trente Ans, une saignée profonde

Si la Guerre de Trente Ans (1618-1648) a bouleversé toute la Lorraine, la Vôge compte parmi les zones les plus dévastées, surtout à partir de 1635. Les Suédois, les troupes françaises et allemandes traversent ou ravagent régulièrement ce secteur en quête de subsistances.

  • Effondrement démographique : Certaines paroisses de la Vôge perdent plus de la moitié de leur population entre 1635 et 1650. L'analyse des registres paroissiaux montre, par exemple, que Bains-les-Bains n'est plus qu’une localité exsangue au sortir du conflit (Source : "Les villages lorrains au XVIIe siècle", Jean-Pierre Jacqué).
  • Ruin des campagnes : Les soldats de fortune et compagnies "franches" imposent de lourdes contributions à la population ; récoltes incendiées, bétails volés, maisons désertées.
  • Légende locale : On raconte encore dans certains villages des histoires de "clochers muets", quand sonner la messe aurait attiré les pillards (témoignage recueilli à Fontenoy-le-Château).

1814-1815 : Les guerres napoléoniennes s’invitent dans la Vôge

Le passage des troupes coalisées lors de la campagne de 1814-1815 marque durablement le territoire. L’occupant russe et wurtembergeois réquisitionne vivres et logements, certains villages sont brièvement occupés (notamment Xertigny et La Vôge-les-Bains, rapporté dans “La Campagne de 1814 en Lorraine” de Jean-Paul Rothiot).

  • La présence militaire fragilise économiquement la forêt vosgienne locale – les soldats se chauffent à blanc en hiver, provoquant une surexploitation du bois.
  • Quelques “micros-monuments” persistent : la croix cosaque de La Chapelle-aux-Bois, censée marquer le bivouac d’un détachement russe.

1870-1914 : De la guerre franco-prussienne aux prémices de la Grande Guerre

  • Franco-prussienne (1870-1871) : La Vôge n’est pas le site de grandes batailles, mais sert de zone de passage aux colonnes prussiennes, puis de refuge à des exilés venant de la Moselle annexée.
  • L’anecdotique “Bataille de Fontenoy-le-Château” (7 octobre 1870), escarmouche entre francs-tireurs vosgiens et unités prussiennes, fait trois morts locaux : le monument commémoratif près du cimetière rappelle cet épisode discret (Archive municipale de Fontenoy).
  • Le monument aux morts de Vioménil intègre dès 1872 la mention d’“exilés”, signe de la présence d’Alsaciens-Lorrains réfugiés.

La Vôge sous le feu : 14-18 et 39-45

La Première Guerre mondiale : l’arrière du front, mais en première ligne de l’effort

Contrairement à la haute vallée de la Moselle ou aux Hautes-Vosges, la Vôge n’est pas frontalière du front mais prend part à la guerre par d’autres biais :

  • Occupation de Fontenoy-le-Château : avril 1915, un détachement allemand y stationne brièvement lors d’une incursion de reconnaissance.
  • Mobilisation masculine : De nombreux hommes de Bains-les-Bains, Harsault ou La Chapelle-aux-Bois partent au front. Le monument aux morts de Bains-les-Bains compte 91 noms pour la seule Grande Guerre, ce qui représente environ 1 habitant sur 50 de la population totale de l’époque (recensement de 1911).
  • Accueil des réfugiés : Plusieurs familles originaires de Meurthe-et-Moselle, évacuées dès 1914, sont hébergées dans les faubourgs de la Vôge (source : archives communales et paroissiales).

La Seconde Guerre mondiale : résistances, répressions et traces encore vives

La Vôge subit la défaite de 1940, l’Occupation, les privations... mais devient aussi un foyer de résistances privées ou organisées.

  • Réseau « Alliance » et maquis : Plusieurs hameaux de Bains–Fontenoy–Les Voivres abritent cachettes et passages pour des aviateurs alliés, parfois avec la complicité de forestiers locaux (témoignage publié dans “Le Pays de la Vôge” de Claude Pierre-Bernard).
  • La rafle du 12 septembre 1944 à La Vôge-les-Bains : lors de la Libération, troupes allemandes en retraite et miliciens exécutent cinq résistants dans un bois proche (stèle commémorative visible au carrefour du Val-d’Ajol).
  • Des ponts minés, des voies ferrées sabotées : Le passage du front en septembre-octobre 1944 entraîne la destruction complète du pont de la Semouse à Bains, réparé dans l’urgence après la guerre.

Marques dans le paysage et mémoire vivante

Les stigmates des conflits sont parfois ténus : souterrains murés, traces de blockhaus à la lisière du bois du Prince, plaques commémoratives parfois fleuries, parfois effacées. Mais la mémoire locale demeure :

  • Les « chemins des exilés » : Randonnées empruntant les sentiers des familles fuyant la Lorraine annexée en 1871, balisées par certaines associations locales d’histoire.
  • Patrimoine restauré : Certains lavoirs reconstruits dans l’entre-deux-guerres portent des croix de Lorraine sculptées à la mémoire des déportés ou prisonniers.
  • Oralité : Dans de nombreuses familles, récits et photographies exhumées des greniers alimentent toujours la transmission, à l’image des histoires de cantinières, infatigables femmes assistant les blessés, relatées lors des Journées du Patrimoine.

Témoignages, archives et regards croisés : garder vivante l’histoire

Aujourd’hui, la bibliothèque municipale de Bains-les-Bains conserve des lettres et journaux intimes de soldats locaux (notamment le "Carnet de campagne" d’Henri B., mobilisé en 1914), utilisés par les écoles pour des projets pédagogiques. Plusieurs expositions itinérantes valorisent aussi la résistance civile, notamment à travers les objets du quotidien : sacs de farine réutilisés en vêtements, faux papiers réalisés à partir de vieux carnets d’hôtel.

Les associations locales collaborent régulièrement avec les archives départementales des Vosges, et la mémoire profite aussi de la mise en ligne récente de documents sur les sites Mémoire des hommes (ministère des Armées) ou le site du Cercle d’Histoire de la Vôge.

Un territoire marqué, mais sans cesse renouvelé

De nombreux villages de la Vôge portent encore en leur toponymie ou dans certains noms de lieux-dits l’empreinte de ces siècles agités : “La Tranchée”, “La Redoute”, “Le Pont rompu”… Autant d’invitations à ne pas oublier que cette région authentique a souvent été traversée par l’Histoire, plus qu’on ne le croit en la parcourant aujourd’hui. Les tensions militaires ont, paradoxalement, aussi forgé des liens d’entraide, d’inventivité, et un fort attachement au patrimoine naturel et bâti de la Vôge.

En observant les forêts repoussées, les stèles discrètes ou les récits conservés, on devine combien ce territoire, à l’écart des projecteurs, porte en lui la richesse de l’histoire partagée — et de la capacité humaine à renaître, génération après génération.

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